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Coeur de femme

9 - Un fantôme du passé

Les cavaliers détachèrent les chaînes de la charrette et tirèrent les trois mousquetaires dans la cour. Etait-ce à cause de la phrase sinistre d’un des brigands qu’Aramis était pâle comme un linge ? Le sang semblait avoir déserté tout son visage… Pourtant, songeait Athos, ce n’était pas un homme à se laisser impressionner par de telles menaces.
Les quatre hommes les regardaient attachés avec un sourire méprisant. Il se dégageait d’eux une cupidité et une opulence telles qu’Athos était sûr qu’ils n’avaient rien d’hommes d’épée. Comme ils devaient rire de voir des mousquetaires ainsi à leur merci, eux qui auraient été incapables de croiser le fer contre eux !
- Alors ce sont les fameux mousquetaires dont le prince avait si peur ! ricana un des hommes dont le léger accent trahissait l’origine du sud-ouest. Quels terribles guerriers !
- Heureusement que c’est la garde d’élite du roi ! Imaginez si c’étaient de simples soldats, nous aurions mis moins d’une heure à les capturer !
Porthos fulminait d’autant plus qu’avec ses chaînes et sa blessure, il était totalement réduit à l’impuissance. Les quatre hommes ricanaient de leur toute puissance… Non, un des quatre ne riait pas. Il regardait Aramis et son visage exprimait une profonde perplexité. Tout d’un coup, ses yeux s’écarquillèrent.
- Renée…
Athos se tourna vers Aramis et fut effrayé par l’expression qu’il lut sur son visage… une expression qu’il ne lui avait jamais vue…. Celle d’un animal pris au piège… De la terreur pure.

Elle devait se reprendre… Elle ne devait pas offrir à cet homme le plaisir de voir la peur dans ses yeux… C’était bien assez d’être attachée ainsi, à sa merci…
Dans ses pires cauchemars, jamais elle n’aurait imaginé être découverte de la sorte. Elle sentait les yeux d’Athos et de Porthos rivés sur elle… dans quelques instants, la vie qu’elle avait construite au prix de tant d’efforts allait s’écrouler. Six années balayées en quelques secondes. Ses amis la repousseraient comme une bête répugnante… et en plus, elle serait à la merci de Plessus. Elle savait trop bien ce qu’il allait lui faire subir. Six ans le corps enserré sous l’uniforme, six ans de combats et de coups d’épée, six ans avec pour seul réconfort l’idée que son corps lui appartenait et maintenant… Elle n’avait jamais eu peur de la mort ou de la douleur mais là, elle était terrifiée. Terrifiée par ce qu’il allait lui faire subir. Terrifiée par la réaction de ses amis devant son secret.
Elle devait faire front. Elle ne pleurerait pas. Elle ne supplierait pas. Elle devait rester la tête haute quoi qu’il lui fasse… Sa fierté était tout ce qu’elle pouvait encore protéger. Il pourrait la mettre à genoux, elle continuerait à lui cracher son mépris au visage.
- Renée d’Herblay, répéta-t-il.
Quand il prononça son nom, elle eut l’impression que tout son crâne se déchirait et se mettait à hurler. Mais elle se contenta de le fixer froidement.
Il souriait à présent.
- Savez-vous que j’ai essayé de vous retrouver, ma belle ? J’ai même pensé à vous chercher dans les bordels mais jamais je n’aurais pensé à regarder dans les casernes.
- Que vous arrive-t-il Plessus ? lui demanda un de ses acolytes. Vous connaissez ce mousquetaire ?
Il éclata d’un rire sardonique.
- Oh oui, mon cher ! Ce terrible mousquetaire était ma promise !
Elle sentait les regards brûlants d’Athos et Porthos… Elle ne devait pas les regarder. Si elle lisait l’horreur dans leurs yeux, elle allait s’écrouler.
- Eh bien, Plessus, votre promise ne me semble guère féminine !
- Allons mon cher, êtes-vous donc aveugle ? Avez-vous jamais vu un homme avec des traits aussi délicats ? Allons, cet ovale parfait, ces pommettes hautes, ce nez fin, ces grands yeux bleus, ces longs cheveux dorés ne peuvent appartenir qu’à une femme. Certes, cette tenue ne rend guère justice à sa beauté. Je ne sais pourquoi elle dissimule ainsi ses seins magnifiques mais si vous la regardez bien vous verrez que ces vêtements grossiers peinent à cacher un corps délicieux… Cette taille fine… ces jambes interminables… ces fesses splendides… Ah ces messieurs n’ont pas dû s’ennuyer avec elle !
Il se rapprocha d’elle… Il devait jubiler de la voir ainsi enchaînée et sans défense devant lui. Dire que si elle avait juste eu ses mains libres, elle aurait pu écraser ce visage pervers et triomphant !
- Je suis heureux de ne pas vous avoir épousée quand je vois ce que vous êtes devenue : une fille à soldats.
- Croyez que ce sentiment est partagé, monsieur ! lui cracha-t-elle les yeux flambants de colère. Mieux vaut une fille à soldats qu’un félon !
- Ah Renée, j’avais presque oublié votre effronterie et votre arrogance ! Quel plaisir de vous revoir… surtout enchaînée devant moi.
Il posa ses mains sur son cou… Elle sentait ses doigts moites contre sa peau, prêts à déboutonner son pourpoint. En dépit des chaînes, elle recula légèrement et lui cracha à la figure. Il tira aussitôt sur la chaîne et la gifla à toute volée. Elle roula sur les pavés de la cour.
- Petite putain ! Vous allez me payer ça !
- Plessus ! l’arrêta l’homme à l’accent du sud. Nous n’avons pas le temps de régler vos affaires de cœur pour le moment ! Vous pourrez faire ce que vous voudrez de cette jeune personne une fois que le prince sera revenu. En attendant, nous avons des choses plus urgentes à finir !... Mettez ces mousquetaires dans les oubliettes ! ajouta-t-il aux hommes d’armes.
- Très bien… Renée, notre lune de miel est encore une fois reportée. Croyez que la passion que j’y mettrais sera proportionnelle à mon attente !
- Mon pauvre monsieur ! répliqua-t-elle toujours à terre mais en le dardant d’un regard méprisant. Vous réussissez donc si peu à séduire les femmes qu’il vous faille les enchaîner pour les attirer dans votre lit !
A ces mots, les trois hommes éclatèrent de rire tandis que Plessus rougissait de rage et lui assenait un violent coup de pied dans l’omoplate… Fanfaronnade stupide et gratuite qu’il allait lui faire chèrement payer, mais elle ne le laisserait jamais voir en elle une femme soumise et craintive.

Tandis que les hommes d’armes la traînaient sans ménagement vers les oubliettes, elle baissait les yeux pour ne pas croiser le regard de ses compagnons. Leur absence totale de réaction face aux brutalités de Plessus indiquait assez le dégoût qu’elle devait leur inspirer à présent. Même entravés, ils ne seraient pas restés immobiles tandis qu’on maltraitait un de leurs compagnons… Elle réfrénait les sanglots qui lui montaient à la gorge… Aramis n’existait plus pour eux… Elle n’était plus rien… plus personne… Elle serait sans doute rapidement mise à mort mais avant aucune épreuve et aucune humiliation ne lui serait épargnée. Elle allait être déshonorée, salie… Elle était sans défense face à cet homme et elle l’avait trop de fois rejeté pour qu’il ne cherche pas à l’avilir de la façon la plus basse et la plus lâche dont un homme puisse user face à une femme. Elle aurait même de la chance si elle ne passait qu’entre ses mains.
On détacha ses poignets pour la jeter dans la fosse qui devait servir de geôle. Dans ce trou aux murs escarpés, ses mains ne serviraient à rien. Quand leurs ennemis refermèrent l’épaisse grille de fer au dessus de sa tête, la seule chose qu’elle désirait était de pouvoir laisser enfin libre court à ses sanglots de désespoir, mais même cela lui était impossible. Elle n’était pas seule… Elle devait à présent faire face à Athos et Porthos.
Elle releva péniblement la tête pour les regarder enfin. Athos lui tournait le dos et fixait la paroi sombre… Elle n’était plus qu’une créature abjecte à ses yeux dont il se détournait avec mépris. Elle vit alors les yeux brûlant de rage de Porthos.
- Vous êtes… vous êtes…fulmina-t-il.
- Qui croyez-vous que je sois, Porthos ? répondit-elle d’une voix lasse.
- Un démon… une sorcière…
Il l’attrapa par les bras et se la secoua violemment.
- Comment avez-vous pu ? Vous êtes la honte des mousquetaires ! Une femme ! Et nous vous faisions confiance ! Nous vous aurions confié nos vies ! Et vous, vous apportiez le déshonneur sur nous !
Il était comme enragé. Il avait mis quelques minutes à comprendre ce qui c’était joué sous ses yeux ébahis et quand la vérité avait éclaté dans son esprit, elle avait anéanti le géant… Aramis… leur ami… leur frère… Une femme… C’était incompréhensible ! Ils avaient tant partagé ! Les confidences les plus intimes ! Les soirées les plus débridées ! Une femme ? Une femme normale n’était pas comme Aramis ! Il y avait les femmes douces, charmantes et discrètes comme mademoiselle Constance, ces jolies femmes qu’on aimait tendrement et qu’on épousait un jour d’été et il y avait celles dont on jouissait, les prostituées, les courtisanes, les femmes à la vertu aussi légère que le jupon qu’un bel uniforme faisait frémir. Aramis n’était rien de cela. Etait-elle un monstre comme Milady ? Une sorcière, un démon tapi en leur sein attendant le moment propice pour les frapper ? Quelle était cette créature qui avait porté le masque de l’amitié pendant tant d’années ?
Aramis avait l’impression qu’il allait la broyer avec ses mains puissantes. Elle ne cherchait même pas à se dégager et était comme une poupée désarticulée entre ses bras… Elle s’était toujours attendue à une telle réaction de la part d’Athos et Porthos mais au fond d’elle, elle aurait espéré qu’ils réagissent aussi bien que D’Artagnan, qu’ils voient qu’homme ou femme, elle restait toujours leur ami Aramis. En d’autres circonstances, elle aurait peut-être été indignée par ses paroles mais là, elle était trop épuisée. Son corps était meurtri, elle venait d’être humiliée, insultée, frappée, elle serait bientôt violée et assassinée, elle n’avait pas la force de se battre contre ses propres amis. Elle n’aspirait qu’à pleurer comme une enfant dans des bras compréhensifs… Le visage de son père lui revint douloureusement en mémoire. Elle ne le reverrait jamais. Elle ne pourrait jamais lui dire adieu… Des larmes perlèrent au bord de ses grands yeux bleus qui semblaient brisés en mille éclats.
- Qu’ai-je donc fait, Porthos ? demanda-elle d’une voix faible. Vous ai-je jamais fait honte par ma conduite de mousquetaire ? Mon épée vous a-t-elle jamais fait défaut ?... Après s’il vous plaît de me briser les bras, faites-le ! Mais je préférerais que vous brisiez directement mon cou.
- Ne vous expliquerez-vous pas sur votre conduite indigne ? dit-il toujours la voix chargée de colère, mais ses poings avaient desserré leur étreinte sur les bras fins de la jeune femme.
Quelle conduite indigne ? pensait-elle tristement. Avoir passé la nuit à vous soigner et à vous protéger ? Vous avoir sauvé la vie de nombreuses fois ces dernières années ? L’injustice de ces paroles la blessait au cœur. Et le silence d’Athos était encore plus cruel que les insultes de Porthos. Elle connaissait assez Athos pour savoir que son tempérament froid cachait des émotions beaucoup plus violentes qu’il ne l’admettrait jamais et elle pouvait sentir que les vagues de colère montaient dans son âme tandis qu’il détournait obstinément ses yeux d’elle. Il n’était pas temps de penser à Athos, se disciplina-t-elle.
- Que voulez-vous savoir ?
- Qui êtes-vous ? tonna-t-il.
Elle expira profondément et entama à nouveau le récit qu’elle avait fait quelques temps auparavant à D’Artagnan et à Hélène.
- Je m’appelais Renée d’Herblay et jusqu’il y a six ans, j’étais une banale petite aristocrate de province. J’avais grandi dans la campagne verdoyante aux environs d’Alençon. J’avais seize ans et si je préférais les chevaux et les armes aux belles robes, je rêvais de ce dont rêvent toutes les jeunes filles : de l’homme qui leur ferait découvrir l’amour… et je l’ai rencontré. Il s’appelait François. Nous nous sommes aimés dès le premier regard et très rapidement nous étions fiancés… Nous étions tellement heureux. Rien ne semblait pouvoir assombrir notre bonheur. Mais quelques jours avant notre mariage, il fut assassiné.
Elle s’interrompit quelques instants. Le souvenir de cette nuit lui brûlait encore le cœur.
- Pendant quelques temps, j’ai cru sombrer dans la folie. Je n’étais que souffrance et désespoir. Finalement, j’ai survécu et peu de temps après, mes parents voulurent me forcer à épouser le fermier général de notre province, ce Plessus que vous avez vu. Cet homme m’avait toujours déplu et après François, il était inconcevable que je puisse m’unir à un autre homme. En tant que femme, je ne pouvais que pleurer François et accepter ce mariage sans amour, alors j’ai renoncé à être une femme. J’ai décidé de devenir le plus redoutable des hommes et de me battre jusqu’à mon dernier souffle pour que celui qui avait détruit mon amour et ma vie soit châtié. Renée est allée reposer auprès de François et je suis devenue Aramis.
Elle soupira en se tordant les mains.
- Quand vous m’avez rencontrée, seul mon désir de vengeance animait mon bras et me permettait de ne pas sombrer dans le désespoir. Je ne pensais qu’à me battre, à devenir le mousquetaire le plus fort et le plus adroit qu’ait jamais connue la compagnie, puis j’ai passé des jours à batailler à vos côtés, des soirées à festoyer avec vous, des heures à galoper derrière vous et la chape de douleur qui emprisonnait mon cœur m’a semblé moins lourde. Votre amitié est devenue la seule joie de ma vie... Après de nombreuses années, vous étiez devenus les êtres les plus précieux de ma vie. Après que j’eus enfin vengé François, je ne pouvais plus quitter la compagnie, même si ma présence avait perdu sa raison première, car quitter les mousquetaires, c’eut été vous quitter. Je ne pouvais pas plus vous dire la vérité. Vous n’auriez jamais passé des nuits entières à boire jusqu’à vous en faire vomir avec une femme. Vous n’auriez jamais ri et parlé de batailles et de femmes avec une femme…
Elle releva enfin la tête et regarda tristement son imposant compagnon.
- J’ai toujours su qu’un jour, vous découvriez la vérité si je n’étais pas tuée avant, et je savais aussi qu’à la minute où vous le sauriez, je n’existerais plus pour vous. Alors, j’ai préféré garder cette amitié aussi longtemps que le ciel permettrait que mon secret soit gardé… Il faut croire que l’heure était venue. Maintenant Porthos, pensez ce que vous voulez. Voyez en moi un démon ou une sorcière. Je pourrais vous dire que je donnerais ma vie pour vous deux, que mes sentiments à votre égard étaient sincères mais je vous ai menti pendant trop de temps pour espérer que vous me croyiez sur parole...
La colère avait déserté Porthos. Il sentait encore les tiraillements de sa blessure et regardait la jeune femme qui l’avait soigné en plein combat et avait renoncé à fuir pour le protéger… Elle lui semblait si frêle face à lui. Porthos savait qu’il n’était ni très vif ni très intelligent, mais il n’avait rien d’un idiot. Il voyait le monde avec son cœur et non avec sa tête… Le cœur pouvait être plus clairvoyant que l’esprit et avec son cœur immense, il vit l’âme d’Aramis, il vit un être profondément vrai en dépit des mensonges que son secret lui imposait. Il avait toujours senti que derrière la force et le courage, il y avait comme une fêlure qui lui avait donné envie de protéger le jeune mousquetaire. Il comprenait mieux pourquoi à présent.
- Aramis, il importe peu que vous soyez un homme ou une femme, je ne vois en face de moi qu’un mousquetaire pour lequel je donnerais ma vie et à qui je confierais sans hésiter la mienne, dit-il doucement.
Il serra la jeune femme dans ses bras avec une délicatesse qu’elle ne lui avait jamais connue. La chaleur de cette étreinte simple et amicale la délivra des sanglots qui obstruaient sa gorge et elle s’enfonça en larmes contre sa large épaule.
- Je ne laisserai pas cette canaille poser ses mains sur vous, ajouta-t-il en caressant la tête de son amie. Nous vous protégerons, n’est-ce pas Athos ?
Athos se retourna. Son visage impénétrable n’exprimait aucune émotion et son regard évitait soigneusement de s’arrêter sur Aramis.
- Un fermier général… Je crois que je commence à comprendre.
  1 - Une proposition du capitaine
2 - La maîtresse d'Athos
3 - Corps de femme
4 - Imbroglio
5 - Blessures
6 - Lettres volées
7 - Confidences
8 - Aux portes d’Orléans
9 - Un fantôme du passé
10 - En Gascogne
11 - Contre-attaque
12 - A la lueur des flammes
13 - Retour à Paris
14 - Déplaisante mission
15 - Une raison de vivre
16 - Humiliations
17 - Préparation
18 - Bal à Toulouse
19 - L’histoire d’Olivier
20 - Un mur tombe
21 - La marquise de Coulanges
22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac
23 - Partie de chasse
24 - Poison
25 - Sécession
26 - Au parlement de Toulouse
27 - Captifs
28 - Déroute
29 - Fuite
30 - Aveuglement
31 - Retour à la maison
32 - A bride abattue
33 - Sur la tombe