8 - Aux portes d’OrléansLa nuit était tombée depuis longtemps quand les
trois mousquetaires s’arrêtèrent dans
une auberge aux portes d’Orléans. Ils avaient
galopé depuis la fin de la matinée et
l’estomac de Porthos criait famine. Quand il sentit les
effluves qui s’échappaient de la cuisine, son
ventre se lança dans un concerto de gargouillements qui
arracha un fou rire à ses compagnons.
- N’êtes-vous pas trop dépité
d’avoir abandonné Hélène aux
bons soins de Rochefort ? demanda Porthos en
dévorant un énorme poulet.
- Taisez-vous, Porthos ! chuchota-t-elle
exaspérée. Nos ennemis sont peut-être
dans cette salle à nous écouter. Vous
êtes inconscient !
- Enfin, nous n’avons rencontré aucun obstacle sur
la route. Nous les avons sans doute pris de vitesse.
- Je ne sais pas, objecta Athos en portant sa main sur son menton
d’un air pensif. Pour le moment, ils ont toujours eu une
longueur d’avance sur nous. Nous devons rester sur nos gardes.
Porthos retourna à son aile de poulet en
maugréant sur la prudence excessive de ses compagnons.
Ils se retirèrent dans leurs chambres dès que
Porthos eut assouvi sa faim.
De sa fenêtre à la lueur de la pleine lune, Aramis
regardait les murailles d’Orléans.
Malgré sa fatigue, son esprit vagabondait. Elle pensait
à la pure jeune fille qui deux siècles auparavant
avait mené les troupes françaises devant ces
mêmes murailles. Cette simple femme armée de son
courage et de sa foi avait libéré la ville et
rétabli le roi de France sur son trône…
et elle avait fini sur le bûcher. Quelle mort
infamante ! Un homme n’aurait jamais
été exécuté de la sorte.
Trahie, abandonnée, qualifiée de
sorcière alors que la foi brûlait dans son
âme, Aramis devinait les souffrances qu’avait
dû endurer la Pucelle d’Orléans.
Humiliée, maltraitée, torturée,
brûlée trois fois jusqu’à ce
qu’il ne reste rien de son corps, rien qu’en y
pensant, Aramis en avait la nausée. Serait-ce son
destin ? Mourrait-elle dans les flammes comme une
sorcière pour avoir trompé les hommes ?
Serait-elle soumise à la vindicte populaire ?
Oublierait-on tout ce qu’elle avait accompli pour le roi et
la France ? Le courage des femmes comptait si peu et
c’était une infamie de se revêtir comme
un homme…
Elle secoua la tête pour écarter ces sinistres
pensées et se détourna de la fenêtre.
La chambre était petite et meublée
très simplement, un simple lit et quelques chaises. Le lit
semblait confortable. Un miroir trônait sur la
cheminée, sans doute pour donner une impression
d’espace. Elle dénoua ses longs cheveux blonds qui
tombèrent en délicates ondulations dans le creux
de ses reins et regarda l’image que lui renvoyait le miroir
à la lueur lunaire. Hélène avait
raison, seule une cécité collective
empêchait ses compagnons de voir la femme derrière
l’uniforme. A seize ans, la jeunesse pouvait expliquer ses
traits délicats et sa voix douce, mais à
vingt-deux ? Certes, on ne regardait plus les êtres
qu’on voyait jour après jour, mais plus le temps
passerait, plus son visage imberbe et féminin serait
suspect. Peut-être devrait-elle suivre les conseils de
Tréville et redevenir Renée… Se
marier, porter des enfants… Quelle
idée ! Après six ans dans la peau
d’Aramis, quel homme serait attiré par la femme
qu’elle était devenue, avec sa fierté,
ses attitudes masculines et son esprit moqueur ? Elle doutait
même que François ait pu aimer une telle femme.
Non, le mariage était exclu. Quel homme
épouserait un mousquetaire ? Rien que cette
pensée était ridicule !
La porte de sa chambre s’ouvrit doucement sur des hommes
armés qui ne s’attendaient visiblement pas
à la trouver réveillée. Elle attrapa
son épée et frappa vigoureusement sur la cloison
afin de réveiller ses compagnons. Trouvant soudain une
utilité aux pauvres chaises de sa chambre, elle les
lança sur ses assaillants afin de libérer la
sortie.
S’engouffrant dans le couloir, elle vit la chambre
d’Athos ouverte. Le mousquetaire simplement vêtu de
son pantalon ferraillait avec ses adversaires.
- Vous vous en sortez ? lui cria-t-elle.
- Oui, allez aider Porthos ! Je vous rejoins !
Au milieu de toute cette agitation, elle espérera
incongrûment que Porthos serait un peu plus vêtu
qu’Athos.
Porthos avait le sommeil plus lourd que ses compagnons et le riche
repas qu’il avait englouti l’avait presque
assommé. Quand il s’était
réveillé, les brigands lui avaient pris son
épée et encerclaient son lit. Il avait
tenté de les repousser à mains nues mais une
épée avait rudement entaillé son bras
gauche sur toute sa longueur. Quand Aramis entra dans sa chambre, il
essayait de se défendre avec une chaise mais sa blessure
l’affaiblissait énormément. Elle sauta
à ses côtés tandis qu’il se
laissait tomber, épuisé par le sang perdu.
Leurs assaillants étaient nombreux, elle avait beau les
repousser les uns après les autres, ils revenaient
à la charge. L’état de Porthos
était inquiétant, il semblait ne plus pouvoir
bouger et elle savait qu’elle serait bien incapable de le
transporter.
Elle poussa un soupir de soulagement quand Athos les rejoignit. A deux,
ils pouvaient assurer leurs arrières et protéger
Porthos.
- Porthos est mal en point, lui dit-elle entre deux coups
d’épée. Il a besoin de soins de toute
urgence… Il perd beaucoup de sang !
- Il faut réussir à quitter cette
auberge !
- N’y songez pas, Athos ! Porthos ne peut pas bouger
et aucun d’entre nous n’est en mesure de le porter
seul !
Le colosse ouvrit difficilement les yeux.
- Partez d’ici sans vous occuper de moi…
murmura-t-il.
Athos et Aramis se regardèrent un court instant…
Au bout de tant de combats, ils arrivaient à se comprendre
sans dire un mot au milieu du claquement des armes. Il leur fallait un
peu de répit pour soigner Porthos, ils aviseraient
après. Tout en continuant à ferrailler, ils
attrapèrent chacun une chaise afin de repousser plus
aisément leurs adversaires hors de la petite chambre. Leurs
assaillants surpris se laissèrent facilement bouter hors de
la pièce que les mousquetaires barricadèrent
aussitôt avec le lit.
Tandis qu’Athos renforçait leur barricade de
fortune avec le maigre mobilier de la chambre, Aramis retourna
auprès de Porthos et le secoua
légèrement. Elle avait soigné tant de
blessures avec les moyens les plus rudimentaires qu’elle
agissait d’instinct. Il fallait tout d’abord
désinfecter la plaie ou au moins la nettoyer.
- Porthos, nous avons peu de temps. Avez-vous de l’eau ou de
l’alcool avec vous ?
- Dans mon sac, sous le pourpoint… balbutia-t-il.
Elle attrapa la bouteille tout en tirant les draps à elle.
- Athos, donnez-moi un bout de bois.
Comprenant ce qu’elle voulait, le jeune homme
désossa aussitôt une chaise et lui
lança un des pieds.
- Cela va brûler, dit-elle en s’agenouillant
auprès de Porthos.
- Quel gâchis… un si bon bordeaux, murmura-t-il
avant de serrer le rondin entre ses dents.
- Vous êtes incroyable, Porthos ! Vous
êtes en train de vous vider de votre sang et vous risquez la
septicémie, et pourtant vous songez à cette
pauvre bouteille !
Elle n’était pas franchement d’humeur
à se moquer mais cela lui évitait de penser
à la douleur qu’allait ressentir son ami et aux
bandits qui risquaient à tout moment de forcer la porte.
Tandis qu’Athos surveillait les issues, elle versa le vin sur
un morceau de drap et commença à nettoyer la
profonde blessure. Le visage de Porthos se crispa de douleur, son bras
droit agrippa l’épaule d’Aramis et
l’enserra si fortement qu’elle dût se
retenir pour ne pas hurler avant qu’il ne sombre dans
l’inconscience. La plaie nettoyée, elle
déchira des pans de draps et constitua un garrot sur toute
la longueur du bras. Quand elle eut fini, elle essuya son front et se
tourna vers Athos :
- Vous devriez essayer de vous enfuir par la fenêtre pendant
que je veille sur Porthos.
Ils entendaient clairement le bruit de leurs assaillants qui
enfonçaient la porte.
- Il n’est pas question que je vous abandonne ici tous les
deux !
- Réfléchissez Athos, si nous restons ici, nous
allons tomber tous entre leurs mains ! En partant vous avez
une chance d’atteindre Tours !
- Mais…
- N’oubliez pas que nous avons une mission à
accomplir ! Nous devons savoir ce qu’intrigue Gaston
d’Orléans ! Vous ne serez utile
à personne si vous vous faites prendre ici !
Malgré sa jeunesse, Aramis était le seul
mousquetaire à avoir de l’autorité sur
Athos. Elle empoigna une chemise de Porthos et la jeta à son
compagnon.
- Et habillez-vous ! Une pneumonie serait encore plus
inutile !
- Aramis… commença-t-il en enfilant la chemise.
Elle le poussa vers la fenêtre.
- Partez à ma place…
- Cessez de discuter !
Acculé à la fenêtre, Athos
n’avait pas d’autre solution que de sauter. Aramis
eut à peine le temps de le voir disparaître vers
les écuries que la porte céda.
Le soleil au zénith brûlait sa peau quand elle
rouvrit les yeux, une douleur lancinante dans le cou. Elle voulut se
protéger le visage des rayons du soleil quand elle
réalisa que ses mains étaient liées et
solidement enchaînées à la
barrière d’une charrette bringuebalante. Les
événements de la veille lui revinrent
aussitôt en mémoire. Après le
départ d’Athos, elle s’était
retrouvée seule devant leurs assaillants, elle avait fait
face jusqu’à qu’une douleur cinglante la
frappe dans le cou et la fasse tomber dans l’inconscience.
- Comment vous sentez-vous, Aramis ?
Elle reconnut la voix d’Athos et tourna vers lui un regard
dépité.
- Vous n’avez pas pu fuir.
- Non. Ils avaient pris nos chevaux et m’attendaient aussi
dans l’écurie. Ils étaient bien trop
nombreux…
A sa gauche, Porthos enchaîné également
était encore inconscient mais de bruyants ronflements
indiquaient qu’il était en bonne santé.
- Pourquoi ne nous ont-ils pas tués ?
demanda-t-elle.
- Je ne sais pas. Ils veulent sans doute nous interroger. Ils doivent
se demander ce qui a pu filtrer du complot. Peut-être
veulent-ils savoir où est
Hélène…
- Ils peuvent toujours demander ! dit Aramis d’un
air farouche.
Elle soupira.
- Ah nous avons fière allure ! D’Artagnan
se moquerait bien de nous ! Il faut croire que nous ne valons
pas grand-chose sans lui !
- Je suis désolé, dit Porthos qui venait de
sortir du sommeil. Sans moi, vous auriez pu vous enfuir.
- Allons Porthos, répliqua Athos. Nous ne pouvions vous
abandonner… Nous avons tous trois manqué de
prudence dans cette auberge.
- Savez-vous où ils nous emmènent ?
demanda Aramis.
- Nous avons dépassé Orléans et
Chambord... Peut-être arriverons-nous à Tours
finalement.
- Ce n’est pas exactement ainsi que j’imaginais la
fin du voyage.
- Je suis sûr qu’on ne va pas
s’arrêter pour manger, quelle
misère ! ajouta Porthos qui leur arracha un sourire.
La charrette s’engagea alors sur une route
élégante au bout de laquelle les tours
d’un riche château se dessinaient.
- Blois… murmura Athos.
- Blois ? N’est-ce pas là
qu’Henri III avait fait assassiner Henri de Guise ?
demanda Aramis.
- Exactement, monsieur le mousquetaire. Bel endroit pour mourir,
non ? dit un des cavaliers qui les encadraient.
Quatre hommes richement vêtus les attendaient dans la cour du
château… Aramis se figea et un froid glacial coula
le long de son corps… Ce visage surgi du
passé… Tout s’obscurcissait et une peur
panique s’emparait d’elle… Ce
n’était pas possible…
C’était un cauchemar… Que faisait-il
ici ?... Jamais elle n’aurait pensé le
revoir… et encore moins enchaînée de la
sorte… Il n’y avait pourtant aucun
doute… Elle aurait voulu s’enfuir, se
cacher… Elle avait perdu son chapeau dans
l’attaque de l’auberge, elle ne pouvait absolument
pas dissimuler son visage… Avec ses cheveux
dénoués, il allait sûrement la
reconnaître… C’était
certain… Ses vêtements d’homme
n’y changeraient rien… Elle l’avait bien
reconnue au bout de six ans… L’homme
qu’elle avait fui… L’homme
qu’on voulait la forcer à épouser
après la mort de François…
Plessus… |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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