6 - Lettres voléesLes doigts d’Hélène enserraient
fortement les précieux documents. Elle aurait souri si ses
lèvres n’avaient pas encore
été si douloureuses. Malgré sa peur,
elle avait l’impression de respirer plus librement
qu’elle ne l’avait fait depuis son mariage. Elle
était partie ! Partie ! Cette
pensée l’effrayait et la grisait en même
temps. Elle n’avait aucune idée de la vie qui
allait s’ouvrir à elle mais elle avait
déjà connu le pire… Pouvait-elle
espérer enfin le meilleur ?
Elle riait intérieurement en songeant à la
stupéfaction qui avait dû saisir son mari quand il
avait trouvé son secrétaire brisé et
vidé. Elle songeait à toutes les lettres
qu’il avait toujours dissimulées soigneusement
à tous… à tous sauf à sa
femme. Mais une femme ne comptait pas. On ne se cachait pas devant une
chaise ou un chien, on ne se cachait pas plus devant sa femme. Toute sa
vie, Hélène avait été
considérée comme quantité
négligeable. On la trouvait belle comme on
appréciait une belle toile ou un bon repas. On
n’avait jamais accordé la moindre importance
à ce qu’elle pensait ou ressentait. On parlait
devant elle comme si elle était absente… Alors
elle avait regardé et écouté. Personne
ne se doutait que derrière ses jolis yeux verts
bordés de cils noirs, se cachait un esprit fin et
observateur. Son mari aurait été le dernier
à imaginer que sa femme ait pu
s’intéresser à sa
mystérieuse correspondance. Quel
imbécile !
Etait-elle devenue folle ? Peut-être, la
révolte était tellement grisante après
des années d’esclavage. Toute la
journée, elle avait erré à travers les
rues de Paris… Son mari devait la rechercher…
Plus que quelques mètres et elle arriverait à la
demeure de monsieur de Tréville… Personne
n’oserait lui faire du mal au milieu des
mousquetaires…
Le soleil se couchait sur la cour d’où se
retiraient les mousquetaires fatigués de leur
journée. Appuyée sur le mur, Aramis
tâtait son visage des doigts. En deux jours, sa peau avait
bien désenflé, mais des bleus et des cicatrices
devaient encore marquer ses traits. Quelle coquetterie ! Elle
avait une blessure cuisante sur le torse et elle songeait avant tout
à son visage. Comme si elle devait plaire à qui
que ce soit ! Elle se sentait si stupidement
féminine parfois.
- Vous retrouvez un visage humain, lui dit Porthos avec toute la
délicatesse qui le caractérisait.
- Oh, je vous remercie ! A quoi devais-je donc
ressembler ?
- A un chien battu, je vous l’ai dit.
- N’écoutez pas, Aramis… Porthos est
dépité car dans deux jours vous aurez
à nouveau toutes les femmes à vos pieds.
- Je vous les cède volontiers, mon cher Porthos !
Ils ne remarquèrent pas tout de suite la silhouette
totalement enveloppée d’une pèlerine
noire qui s’approchait d’eux avec prudence. La
capuche cachait totalement le visage où seuls brillaient
deux yeux d’un vert pur.
- Qui va là ? s’interrompit Aramis en
mettant sa main sur son épée.
- C’est moi, monsieur Aramis.
- Hélène ?
La voix était légèrement
différente comme étouffée. Aramis
s’avança prudemment vers la
pèlerine… Les yeux
d’Hélène se remplirent de larmes quand
elle abaissa la capuche et dévoilait aux trois mousquetaires
son visage martyrisé.
- Qui vous a fait ça ? balbutia Aramis en sentant
un froid glacial monter le long de son dos.
Hélène remonta sa capuche et détourna
les yeux devant les regards horrifiés des mousquetaires.
- Qui a fait ça ? répéta
Aramis en s’approchant d’elle. Qui a fait
ça ? C’est votre mari ?
Hélène remua la tête en signe
d’acceptation. Un brasier s’alluma dans les yeux
d’Aramis qui se précipita vers la
porte… Athos eut juste le temps de se jeter sur elle pour la
maintenir dans ses bras.
- Lâchez-moi !
Athos avait toutes les peines du monde à la contenir.
Porthos aurait été plus efficace mais il
n’avait pas vu assez vite la fureur qui avait pris possession
d’Aramis.
- Calmez-vous ! Que voulez-vous faire ?
- Je vais le tuer !
Aramis n’était pas comme Porthos. Elle
n’avait pas continuellement des accès de
colère incontrôlée… Sa
fureur en était d’autant plus violente.
Elle se débattait en tous sens. Athos
l’empêchait d’atteindre son
épée et la serrait comme dans un étau.
La plupart des hommes auraient déjà
volé à travers la cour.
- C’est une folie ! Vous avez dit
vous-même que c’était un
vieillard ! Vous ne pouvez pas
l’assassiner !
- Il est bien assez jeune pour torturer sa femme !
Athos la serrait plus étroitement. Tout son corps
était brûlant.
- Vous ne pouvez pas le tuer pour cela !
- Alors quoi ?
Ses grands yeux bleus lançaient des éclairs. Il
n’y avait jamais vu une telle rage.
- Personne ne peut rien faire ! Il a tous les
droits ! Sa femme ne vaut guère plus
qu’un chien ! Elle lui appartient !
Regardez ce qu’il lui a fait ! Et personne ne fera
rien ! Une femme ne vaut donc rien ! Nous allons
fermer les yeux et le laisser s’en tirer !
Des larmes de colère et d’impuissance avaient
inondé son visage.
- C’est tellement lâche ! Tellement
indigne ! Comment peut-on oser faire ça
à une femme ? A sa femme ! Sur son visage
en plus ! Savez-vous ce qu’est un visage pour une
femme ? C’est la vitrine de son
âme !
Aramis ne tentait même plus de se débattre. Elle
se contentait de pleurer sur l’épaule
d’Athos.
- Et tout est de ma faute… balbutia-t-elle dans un sanglot.
C’est la faute de ma sottise et de mon
inconscience ! J’aurais dû me douter
qu’il s’en prendrait à
Hélène… Je ne suis qu’un
imbécile !
- Non monsieur Aramis, vous n’avez rien à vous
reprocher… bien au contraire !
Hélène s’était
rapprochée. Vu l’état de ses
lèvres, chaque mot devait lui coûter.
- Vous m’avez donné le courage de quitter cette
vie. Rien que pour cela je vous serai éternellement
reconnaissante… Si ce n’est pas trop vous
demander, j’ai besoin que vous m’aidiez
à éloigner monsieur Rigaud de moi.
Se dégageant des bras d’Athos qui avait
desserré son étreinte, elle se rapprocha
d’Hélène.
- Je mets mon épée à votre service,
madame.
Hélène sortit alors une grosse liasse de
documents et les tendit au mousquetaire.
- Je ne sais pas de quoi il retourne réellement mais je sais
que mon mari intrigue avec des aristocrates. Il craignait plus que tout
de voir les mousquetaires s’intéresser
à lui et je soupçonne quelque machination.
J’ai tout emporté… Je ne connais pas
grand-chose aux affaires du royaume et je n’ai confiance
qu’en vous pour juger de la valeur de ces documents.
Aramis feuilleta vivement les nombreuses lettres que lui avait
confiées Hélène.
- Athos… Porthos… Venez-voir, dit-elle en
écarquillant les yeux.
- Il faut aller voir le capitaine ! s’exclama Athos
devant la grande signature qui achevait de nombreuses lettres.
Tandis qu’Aramis installait Hélène
à l’infirmerie, Athos et Porthos
avançaient vers le bureau du capitaine.
- Aramis semble vraiment très amoureux de cette jeune femme,
déclara Porthos. Je ne l’ai jamais vu dans une
telle colère.
- Certes…
Porthos n’insista pas, Athos semblait concentré
sur les lettres volées. Il ne pouvait deviner que le contact
du corps chaud de leur ami avait étrangement
troublé le mousquetaire.
Après un très long silence, le capitaine de
Tréville déposa les lettres sur son bureau. La
grande signature, signe d’un esprit velléitaire et
arrogant, semblait lui sauter au visage… Gaston de France,
duc d’Orléans… Le frère
cadet du roi.
Avec l’infertilité du couple royal et le choix du
prince Philippe de rester dans l’ombre du roi, Gaston
d’Orléans était à ce jour
l’héritier de la couronne de France. La cour de
France ne comptait plus les nombreuses intrigues dont il
s’était rendu complice… mais
là, cela semblait plus obscur et plus inquiétant.
- Ces lettres sont nébuleuses. Le prince ne devait
guère avoir confiance dans ce bourgeois.
- Il semble qu’il s’agit d’une intrigue
d’importance, dit Athos. Il est clair aujourd’hui
que Rigaud et ses complices ont tenté d’assassiner
Aramis afin d’éviter à tout prix que
les mousquetaires ne s’approchent trop de sa demeure.
- La seule chose qui apparaît, ce sont que
d’énormes sommes d’argent semblent
transiter entre ce Rigaud et le duc
d’Orléans… Les affaires de corruption
sont plutôt le fait des gardes du Cardinal.
- Allons capitaine, vous vous doutez bien que Gaston
d’Orléans ne détourne pas de telles
sommes pour son simple plaisir, objecta Athos. Ce n’est pas
la première fois qu’il intrigue pour remplacer sa
Majesté à la tête du royaume.
- Certes… mais cette affaire est délicate. Sa
Majesté se méfie de son frère mais il
est de lignée royale et nous ne pouvons lancer des
mousquetaires à ses trousses.
Il soupira en frottant son front.
- Une grande partie des lettres vient de Tours où le prince
réside actuellement. Vous n’avez pas pris de
vacances depuis longtemps, n’auriez-vous pas envie de visiter
la Touraine ?
De larges sourires éclairèrent les visages des
trois mousquetaires.
- Ce serait avec plaisir, capitaine.
- Je pense que D’Artagnan commence à se lasser de
la Gascogne, peut-être pourrait-il terminer son
congé avec vous ? Je vais lui faire parvenir un
courrier.
La joie des mousquetaires à l’idée
d’être de nouveau tous les quatre réunis
était manifeste.
- Enfin, il faut mettre madame Rigaud à l’abri.
Nous ne pouvons la garder ici et elle court un réel danger
dehors… Pour l’heure, je pense qu’elle
pourrait se cacher auprès des carmélites de
Rouen, il faudrait juste qu’un soldat aguerri l’y
conduise.
- Je m’en charge, capitaine, déclara Aramis.
- Hors de question ! Ce serait le meilleur moyen
qu’on retrouve vos cadavres dans un
fossé !
- Mais capitaine.
- Non, vous avez une mission à accomplir.
- Le capitaine a raison, Aramis, reprit Athos. Vous ne pouvez
apparaître avec Hélène sans vous mettre
tous les deux en danger. Je connais un excellent soldat qui pourrait
prendre soin d’elle.
- Je vous écoute.
- Rochefort.
- Soyez sérieux ! répliqua Aramis.
- Nos ennemis sont concentrés sur nous mais pas sur les
gardes du Cardinal. On ne soupçonnera pas un
fidèle de Richelieu et Rochefort est un soldat de
valeur… Il n’y a que nous qui arrivons
à le mettre en échec. En outre, Gaston
d’Orléans est autant l’ennemi du roi que
celui du Cardinal, aussi je pense que nous aurions tout
intérêt à faire appel à lui.
De plus, ne serait-il pas sage de demander aux gardes du Cardinal de
surveiller la maison de Rigaud ?
- Mais…
- Athos a raison, insista Porthos. Il s’agit de la
sécurité d’Hélène.
- Soit, mais Rochefort devra répondre
d’Hélène sur sa vie !
- J’y veillerai, Aramis, répondit Athos.
- Très bien, messieurs ! déclara
Tréville. Il ne vous reste plus qu’à
préparer vos affaires. Je vous laisse la journée
de demain pour arranger toutes vos affaires et vous charger de
Rochefort.
- Bien capitaine.
Les mousquetaires s’apprêtaient à se
retirer quand le capitaine ajouta :
- Aramis, à l’avenir, je souhaiterais que vos
amours fassent un peu moins de bruit.
Elle mit quelques secondes à reconnaître la lueur
amusée au fond de ses yeux.
- La Touraine ! On ne pouvait rêver meilleure
destination ! s’exclama Porthos en sortant du bureau
de monsieur de Tréville. On y fait les meilleures
charcuteries de France : des rillettes, des
andouillettes ! Et des fromages ! Sans parler des
vins ! Ah le Chinon, le Bourgueil, le Vouvray,
l’Ambroise ! Cette mission s’annonce sous
les meilleurs hospices !
Aramis leva les yeux au ciel et regarda Athos en souriant :
- Pardieu Athos, rendez-vous compte que nous partons au pays de
Gargantua ! Au retour, nous risquons fort de ne pouvoir
trouver de cheval assez résistant pour transporter
Porthos !
Les deux amis éclatèrent de rire devant le visage
boudeur de Porthos.
- Vous ne savez pas profiter des plaisirs de
l’existence !
- Porthos, vous ne savez pas différencier profiter des
plaisirs et dévorer les plaisirs.
Athos riait en observant le regard pétillant de son
ami… Comme Aramis s’était
animé à l’annonce de cette
mission ! Etait-ce l’idée de retrouver
D’Artagnan ou l’ivresse de l’aventure
mais il lui semblait tout d’un coup plus vivant que depuis
des semaines. Maintenant qu’il y songeait, si Porthos
rayonnait devant un bon gigot et une bonne bouteille, Aramis lui
s’enflammait pour un combat ou une folle
chevauchée. Quand il pensait à son ami, il le
voyait soit galopant ses longs cheveux flottant dans le vent ou sautant
à travers les toits l’épée
à la main… L’image de Mars, le dieu de
la guerre… |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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