5 - BlessuresAramis poussa difficilement la porte et s’écroula
sur le sol de l’entrée. Elle avait
réussi à défaire ces gredins mais ils
étaient trop nombreux pour qu’elle puisse parer
tous leurs coups. Elle sentait des douleurs lancinantes dans ses reins
et son épaule où ils avaient frappé
avec leurs bâtons et toute la partie gauche de son visage
était tuméfiée au point
qu’elle ne pouvait ouvrir l’œil. Un filet
de sang descendait le long de sa tempe droite et les
épées avaient entaillé son bras
gauche. C’était surtout son flanc droit qui la
brûlait. Le sang continuait de couler sous son
pourpoint…
S’appuyant sur ses coudes et ses genoux, elle se
traîna jusqu’à la cuisine.
D’une main tremblante, elle attrapa des torchons propres et
une bouteille de vin puis s’appuya sur le mur. Chacun de ses
mouvements tiraient douloureusement sur sa blessure et sa peau
tuméfiée. Respirant profondément, elle
déboutonna son pourpoint et souleva sa chemise
ensanglantée. La blessure était placée
trop près des seins pour qu’elle puisse demander
de l’aide. Débouchant la bouteille, elle avala une
longue rasade de vin et attrapa un torchon qu’elle
enfonça profondément dans sa bouche…
Personne ne devait l’entendre. Des gouttes de sueur perlaient
sur son front quand elle attrapa la bouteille et vida le contenu
restant sur la blessure sanglante. La douleur explosa dans son
crâne et tout se brouilla autour d’elle.
Haletante, elle retira le torchon qui avait
étouffé ses hurlements. Elle ne savait pas si
elle avait perdu connaissance mais elle ne pouvait pas encore
s’abandonner dans le sommeil. Tout son corps tremblant lui
semblait une plaie béante. Déchirant les
torchons, elle banda grossièrement sa blessure. Elle devrait
le refaire mais pour l’heure, ce serait suffisant pour
arrêter le sang.
Après avoir reboutonné son pourpoint, elle laissa
son corps épuisé et meurtri sombrer dans le
sommeil.
Aramis était encore en retard.
L’inquiétude d’Athos grandissait de
minute en minute. Il craignait que son ami n’ait encore
commis quelque sottise.
Depuis qu’Aramis avait rencontré
Hélène, Athos avait rarement vu un homme se
conduire de façon aussi stupide avec une femme. Cela ne
ressemblait pas à Aramis. Jusqu’à
présent, les femmes lui avaient semblé moins
intéressantes qu’une chevauchée
à cheval, une soirée bien arrosée, une
partie de cartes ou un combat à
l’épée. Il les regardait bien
sûr, Athos avait même souvent
été frappé par son sens de
l’observation à leur égard mais
semblait ne jamais les trouver à son goût. Il
fallait dire que la façon dont les femmes lui tournaient
autour telles des mouches autour d’un pot de miel avait de
quoi rebuter bien des hommes, surtout quelqu’un
d’aussi réservé qu’Aramis.
Au bout de six années d’amitié, Aramis
était encore un mystère. Athos ne savait rien de
ce qui avait été sa vie avant son
arrivée chez les mousquetaires. Pourtant, Aramis
n’avait rien d’un taciturne comme lui. Il riait
souvent, parlait beaucoup et ne ratait jamais une occasion de lancer
une plaisanterie ou un mot d’esprit. Il pouvait piquer de
terribles colères et faire preuve d’une audace que
seul D’Artagnan arrivait à égaler, mais
il conservait toujours une certaine réserve. Souvent son
regard s’assombrissait et il devenait totalement
impénétrable… Et cette pudeur
excessive dont il faisait preuve en toute occasion. Jamais il
n’avait voulu les accompagner dans des baignades
même par des journées caniculaires et il refusait
souvent leur aide pour soigner ses blessures. Athos
soupçonnait quelque infirmité cachée
mais tout ce qu’il voyait d’Aramis lui semblait
tellement parfait qu’il avait peine à lui imaginer
une difformité.
Que diable pouvait-il faire ? Il était inconcevable
qu’il ait passé la nuit avec
Hélène. Il n’aurait pas osé
s’introduire chez elle en pleine nuit… Non, il
n’aurait pas été assez fou. Pourtant
les femmes n’avaient pas leur pareil pour pousser un homme
à la folie. Athos se savait injuste.
Hélène était une
pécheresse, une fille d’Eve mais ce
n’était pas une mauvaise fille... Son image en
évoquait une autre bien moins tendre. Il écarta
le souvenir d’Anne d’un geste vif comme
s’il voulait éloigner une mouche malfaisante.
Pourquoi s’inquiétait-il autant ? Aramis
n’était plus un enfant. Il avait à de
maintes reprises prouvé qu’il
réussissait à se tirer des situations les plus
périlleuses. Pourtant sans doute était-ce
dû à son allure d’adolescent, Athos
sentait chez Aramis quelque chose de tendre et de fragile qui lui
donnait envie de protéger le jeune homme. Il s’en
était ouvert à Porthos qui avait souvent ressenti
la même chose. Jamais ils n’auraient osé
l’avouer à Aramis qui en aurait
été fou de rage.
Il ne quittait pas l’entrée de la
résidence de monsieur de Tréville des yeux quand
il reconnut la silhouette fine et élancée
d’Aramis. Enfin !... Pourquoi avait-il une
démarche si mal assurée ? Pourquoi son
chapeau était rabattu sur son visage ? Aramis se
rapprochait et malgré le chapeau, Athos vit son visage.
Porthos l’avait aperçu aussi et n’avait
pu étouffer un cri.
En six ans de combats, Aramis n’avait jamais
été autant amochée. Des
hématomes bleutés couvraient toute la partie
gauche de son visage et sa paupière était
gonflée. Des coupures marquaient aussi sa peau encore plus
pâle qu’à
l’accoutumée.
- Ai-je l’air si terrible que ça ?
dit-elle en tentant un sourire qui lui arracha une grimace.
- Que vous est-il arrivé ? demanda Porthos.
- Une bande de spadassins m’est tombé dessus hier
soir.
- Sans raison ? demanda Athos, l’air soucieux.
- Ils ne m’ont pas donné d’explication,
voyez-vous. Ils se sont contentés de coups
d’épées et de bâtons. Mais
j’en suis venu à bout.
- Avez-vous été blessé ?
demanda Porthos.
- Rien de bien grave, Porthos, mentit Aramis qui sentait la blessure de
son flanc la brûler à chacun de ses pas.
- C’est curieux qu’on s’en prenne
à vous de la sorte en ce moment, dit Athos. Ces maroufles
ont-ils essayé de vous dépouiller ou en
avaient-ils à votre personne ?
- A quoi pensez-vous, Athos ?
- Je ne sais pas mais je ne vois qu’une personne qui aurait
des raisons de s’en prendre à vous…
Pourtant cela me semble une réaction excessive.
- Le mari d’Hélène… Mais ce
serait absurde ! Ce n’est pas comme si je
m’affichais avec sa femme !
Porthos regardait le visage d’Aramis et sentait la
colère monter en lui.
- Pardieu ! Je ne permettrai pas qu’on
s’en prenne à vous impunément !
- Arrêtez, Porthos ! l’arrêta
Aramis en lui attrapant la main. Cet homme est un vieillard et il ne
s’agit peut-être que d’un
hasard… Et puis, je sais très bien me
défendre tout seul.
- Cela se voit ! Vous êtes-vous regardé
dans un miroir ? Vous ressemblez à un chien
battu !
- Ils étaient dix ! J’aurais voulu vous y
voir !
- Vous me semblez assez en forme pour vous disputer avec Porthos, mais
vous devriez peut-être aller voir un
médecin…
- Non, ne vous inquiétez pas. Je n’ai que des
égratignures.
Encore cette pudeur excessive ! songea Athos.
Des larmes salées coulaient sur ses joues, brûlant
ses pommettes sanglantes. Hélène avait
caché son visage meurtri sous ses cheveux noirs.
Roulée sur elle-même, elle n’avait pas
bougé de l’angle de la pièce
où son mari l’avait
abandonnée…
Ce n’était pas les premiers coups
qu’elle recevait mais c’était la
première fois qu’il la frappait au visage et avec
une telle violence. Jusqu’à présent, il
avait toujours pris garde à ce que personne ne puisse
remarquer ses coups, tapant sur les fesses, les jambes et le bas du
dos. Elle devait toujours paraître belle à ses
côtés…
Les événements de la matinée se
bousculaient dans son crâne. Elle était
à peine réveillée quand elle avait
entendu son mari qui discutait vivement dans le salon.
D’habitude, il ne se levait pas avant la fin de
matinée… Elle ne reconnut pas la seconde voix
mais elle l’avait déjà entendue.
S’approchant de la paroi qui séparait sa chambre
du salon, elle entendit l’homme dire :
« Nous sommes dans une phase critique, le moindre
faux pas pourrait nous être fatal… Si les sottises
de votre femme amènent les mousquetaires sur nos traces,
c’est vous qui en subirez les
conséquences ! A vous de faire en sorte
qu’aucun mousquetaire ne s’approche plus
d’elle et de votre demeure ! »
Quelques minutes plus tard, elle vit son mari entrer dans sa chambre
les yeux remplis de haine. Avant qu’elle ait compris ce qui
lui arrivait, il l’attrapait par les cheveux et cognait
brutalement son visage sur sa coiffeuse… Le sang envahit sa
bouche et son nez tandis qu’il tapait sa tête
encore et encore contre le meuble d’acajou. Elle hurlait mais
personne ne venait… personne ne venait jamais…
Après un temps infini, il la jeta au travers de la
pièce. « Je doute que vous receviez qui
que ce soit avant un bon moment ! »
lâcha-t-il en sortant.
Depuis elle ne cessait de pleurer. La nuit était
tombée… depuis des heures sans doute.
Elle avait si mal… Qu’avait-elle fait de
mal ? Elle avait toujours obéi comme une femme
devait le faire. Elle n’avait rien dit quand on
l’avait mariée à quinze ans
à un homme vieux et affreux. Elle n’avait rien dit
quand il avait abusé de son corps nuit après
nuit. Elle n’avait rien dit quand il lui avait
donné ses premiers coups. Elle n’avait rien dit
quand son premier amant l’avait attirée dans un
bosquet pour une étreinte sans passion. Elle
n’avait rien dit quand il l’avait
abandonnée… Elle avait toujours tout
accepté. Elle n’était qu’une
femme et son destin était d’obéir.
Quelle était sa récompense ? Etait-elle
défigurée ?
- Aramis… venez m’aider… murmurait-elle
entre ses lèvres sanglantes.
Les paroles du jeune mousquetaire lui revenaient en
mémoire… « Quand on a connu un
tel amour, on ne peut plus accepter un mariage de raison ou des
étreintes sans passion… » Elle
avait accepté une vie sans âme et sans amour et
elle n’en retirait qu’une souffrance infinie. Il
existait autre chose. Il existait des êtres qui aimaient de
toute leur âme et qui refusaient tout sentiment
feint… Au fond du gouffre de douleur dans lequel elle se
trouvait, cette pensée apporta à
Hélène une chose qu’elle
n’avait jamais connu :
l’espoir… et l’espoir engendra la
révolte. |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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