32 - A bride abattueQuatre jours plus tôt, le capitaine de Tréville ne
cessait de songer au départ précipité
de la jeune femme qu’il avait accueillie six ans plus
tôt parmi ses mousquetaires. Il aurait dû penser au
retour des troupes maintenant que la bataille était finie
mais son malaise grandissait depuis qu’Aramis
était partie… Quelque chose lui
échappait… Quand Athos
pénétra dans la tente, une expression de panique
pure dans ses yeux rougis, il comprit enfin.
- Où est-elle allée ? demanda sans
préambule le mousquetaire.
- De qui parlez-vous, Athos ?
- Aramis ! Où est-elle partie ?
Il criait presque.
Son cerveau si réfléchi et si posé
bouillonnait. Il devait retrouver Aramis. Il l’aimait. Elle
l’aimait. Il ne pouvait pas la laisser ignorer plus longtemps
ses sentiments.
- La dernière fois que je vous ai vu, vous
l’insultiez. Je pense que vous me devez une explication.
Le capitaine avait parfaitement saisi ce qui
s’était passé mais l’attitude
effrénée d’Athos
l’inquiétait. Il voulait lui permettre de se
calmer. Athos ne lui semblait pas en état de traverser seul
toute la France.
Pourtant quand Athos eut fini, il était toujours aussi
frénétique… Une seule personne pouvait
l’apaiser. Tréville esquissa un sourire. Olivier
et Renée s’étaient donc
trouvés. Ces deux êtres meurtris qui avaient si
longtemps étouffé leurs cœurs sous
l’uniforme s’étaient unis. Le capitaine
n’avait pas anticipé cela en leur imposant les
rôles du comte et de la comtesse de La Fère, mais
il avait l’âme d’un père pour
ses hommes et ces deux-là lui étaient
particulièrement chers.
Une heure plus tard, Athos quittait le campement sous le regard
attentif de ses compagnons, en direction de la Normandie.
Il chevauchait à bride abattue. Il lui était
difficile de se contraindre à s’arrêter
pour éviter que son cheval ne tombe
d’épuisement.
La révélation de l’amour
d’Aramis ne l’avait pas apaisé. Tout son
être ne ressentait que le vide de son absence. Elle
était partie. Elle était partie à
cause de sa lâcheté et de son aveuglement.
L’idée qu’elle soit partie le
cœur ravagé par sa faute lui était
intolérable.
Aramis était une femme fière et solide.
Extérieurement, elle paraissait n’avoir jamais
besoin de personne, pourtant Athos savait à
présent que c’était faux. Contrairement
aux autres femmes qu’il connaissait, elle savait se
défendre seule et n’avait pas besoin
qu’on la protège mais elle avait encore plus
besoin d’amour que les autres. Elle avait la
fragilité des femmes fortes. Elle paraissait dure comme roc,
alors personne n’imaginait qu’elle pouvait avoir
besoin d’une épaule compréhensive pour
épancher son cœur, pour la réconforter
quand elle était malheureuse, pour sécher ses
larmes quand elle pleurait. Athos savait que son cœur
était ardent et fragile, un cœur qui ressentait
tout avec une telle passion et une telle intensité
qu’il devait être si facilement blessé,
même si elle ne le reconnaîtrait jamais…
Et lui qui ne rêvait que de la rendre heureuse, il lui avait
sans doute fait plus de mal que quiconque.
Il avait été tellement idiot. Il repensait
à cette incroyable nuit… Il aurait suffi
d’un mot d’amour pour qu’elle soit entre
ses bras au réveil et qu’elle ne les quitte plus.
Au lieu de cela, il avait eu cette stupide phrase le lendemain lui
laissant entendre qu’elle n’avait
été qu’un égarement
d’un soir. Cela avait dû la
déchirer… Elle s’était
enfuie devant la violence de ses sentiments. Aramis pouvait cacher son
sexe sous l’uniforme mais elle ne savait pas dissimuler ses
émotions. Si Athos pouvait cacher son amour, elle
n’aurait jamais pu vivre en taisant le feu qui
brûlait dans son âme alors elle avait dû
préférer le fuir. Comme Athos avait cru
qu’elle n’aimerait jamais plus personne
après François, elle devait penser
qu’il était incapable d’aimer depuis
Anne. Il ne lui avait même jamais laissé entendre
qu’il pourrait la désirer, bien au
contraire…
Il devait la retrouver. Il devait dissiper le brouillard
d’incompréhension qui les séparait.
Elle était son âme sœur,
c’était évident à
présent. Il se souvenait du premier regard qu’il
avait posé sur elle dans l’écurie de la
compagnie. Il avait tout de suite été
frappé par les yeux tristes et volontaires du jeune
garçon frêle et timide aux traits si
délicats. S’il n’avait pas vu la femme
derrière l’apprenti pas encore sorti de
l’adolescence, il avait vu une âme qui
répondait à la sienne. Ils
s’étaient tout de suite entendus. Naturellement,
ils avaient cherché la compagnie de l’autre.
Très vite, ils n’avaient plus eu besoin de mots
pour se comprendre… Toutes ces années, il avait
cru que ce n’était que la marque d’une
amitié profonde, du type de celle de Montaigne et La
Boétie. Il aurait pu dire à propos
d’Aramis la phrase du penseur à propos de cette
amitié : « parce que
c’était lui ; parce que
c’était moi. » Il pouvait le
dire encore sauf que lui était elle… Ils
étaient faits l’un pour l’autre. Leurs
âmes avaient été
façonnées dans le même
métal, leurs esprits étaient faits pour se
compléter, leurs cœurs pour s’aimer,
leurs corps pour s’unir. Elle était la femme de sa
vie et il irait jusqu’en enfer pour la retrouver.
Plus la route défilait sous ses yeux, plus le manque
d’Aramis se faisait pesant. Il ne
s’était même pas rendu compte
à quel point il avait besoin d’être
à ses côtés quand il chevauchait.
Souvent, il se retournait machinalement pour vérifier que ce
beau visage encadré de cheveux dorés
était derrière lui avant de réaliser
qu’il était justement à sa poursuite.
Toutes ces années, elle avait été
comme une partie de lui-même. Il avait besoin
d’elle pour être complet à
nouveau… Et il éperonna son cheval.
Une vieille grille en fer forgé qui aurait
nécessité d’être repeinte
depuis des années marquait l’entrée de
la résidence des d’Herblay. Elle
était ouverte. En la traversant, Athos se demanda si elle
n’était pas trop rouillée pour
être fermée.
Une longue allée poussiéreuse menait à
une résidence typique de petit aristocrate de province.
Simple, presque vétuste, elle était plus modeste
que bien des maisons bourgeoises. Elle était
entourée d’un large jardin peu soigné
et une écurie attenante indiquait un goût certain
pour les chevaux. Athos aperçut également un
autre bâtiment de plein pied derrière la maison.
Il descendit de son cheval et se dirigea vers la demeure. A travers la
porte vitrée, une femme l’observait
derrière les voilages… Son cœur bondit
dans sa poitrine. C’était Aramis !
Malgré la robe, il avait reconnu sa silhouette mince et
élancée. La femme ouvrit la porte et une
amère déception le saisit. Elle était
beaucoup plus âgée qu’Aramis. Elle avait
la même allure et les traits de son visage même
vieillis ressemblaient étonnement à ceux de la
jeune femme, mais ses longs cheveux d’un blond terne
parsemés de légers cheveux blancs
n’avaient pas le lustre de la chevelure dorée
d’Aramis et dans ses yeux clairs, Athos ne voyait pas le
foisonnement de vie qui animait les yeux de la femme qu’il
aimait. Elle ressemblait physiquement à Aramis mais il lui
manquait la flamme et l’énergie qui
émanaient de la jeune femme. Cela devait être sa
mère, songea le jeune homme. Etrange comme la
mère et la fille paraissaient à la fois si
semblables et si différentes.
- Monsieur ?
Julie d’Herblay examinait le jeune cavalier
encrassé qui se tenait devant elle. Son cheval boueux
indiquait qu’il avait traversé une longue
route… Il était encore plus sale que
Renée quand elle était arrivée mais
Julie nota que ses vêtements bien coupés auraient
été élégants
s’ils avaient été propres.
Malgré la poussière et la fatigue, son visage
anguleux semblait taillé dans le roc et il s’en
dégageait une noblesse et une force peu commune.
Après un bon bain, ce cavalier aurait assurément
fière allure.
- Madame, dit-il en s’inclinant respectueusement. Je
désirerais voir Renée.
Les yeux de Julie s’écarquillèrent de
surprise. Cela faisait six ans que cette demeure se mourrait de
l’absence de Renée et cette enfant
n’était pas revenue depuis vingt-quatre heures que
déjà un homme se pressait à sa porte,
donnant l’impression d’avoir traversé
toute la France pour la retrouver…
Décidément, elle la surprendrait toujours.
- Renée n’est pas ici.
La peur déferla dans le cœur
d’Athos… Elle n’était pas
là. Se pouvait-il qu’elle ne soit jamais
arrivée chez ses parents ? Aurait-elle
été attaquée par des brigands sur la
route ? Les routes de France étaient dangereuses,
même pour elle… Il imagina le corps
ensanglanté d’Aramis gisant dans un
fossé…
- Voulez-vous l’attendre ici ? demanda la
mère d’Aramis qui avait dû lire la
panique dans son regard.
- Je…
- Qui est là, Julie ?
Une voix venait du haut de l’escalier. Athos leva la
tête et vit deux immenses yeux bleus… les yeux
éblouissants d’Aramis… Il mit quelques
secondes à réaliser que ces yeux
éclairaient le visage terreux d’un vieil homme. La
puissance de ce regard faisait qu’on ne remarquait pas tout
de suite l’aspect presque cadavérique de
l’homme.
- Vous n’auriez jamais dû vous lever,
Renaud ! s’écria la femme avec
colère et inquiétude. Vous êtes
inconscient !
- Qui est cet homme ? insista-t-il.
- Il veut voir Renée.
Un sourire, si semblable à celui d’Aramis,
illumina le visage ridé de Renaud d’Herblay alors
qu’il scrutait Athos… |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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