31 - Retour à la maisonJulie d’Herblay caressa le front blême de son mari
endormi puis se tourna vers la fenêtre de la chambre. La
résidence des d’Herblay était comme
plongée dans la torpeur depuis six ans. Julie
n’aurait pas imaginé que cela lui manquerait
autant de ne plus entendre sa fille caracoler partout dans la maison.
Elle avait toujours considéré que
Renée faisait bien trop de bruit pour une jeune fille bien
élevée… pourtant le vide que cette
enfant avait laissé n’en était que plus
accablant.
Pourquoi depuis six ans regardait-elle obstinément cette
allée sablonneuse qui menait à leur
résidence ? Espérait-elle donc encore
revoir apparaître son enfant ? Comme la vision de
Renée chevauchant avec ses jupes en désordre et
ses cheveux en bataille l’avait
exaspérée autrefois, et comme elle aurait tout
donné pour la revoir.
Pour Renaud, cette absence était encore plus
intolérable mais il n’aurait bientôt
plus à la subir, songea Julie tristement. Depuis six ans,
son mari attendait la mort et celle-ci s’était
enfin décidée à lui
répondre. Son cœur lassé de battre
inutilement depuis le départ de Renée
s’éteignait lentement. Bientôt, Julie
serait seule à vieillir dans cette maison
désertée. Souvent elle maudissait son mari de
n’avoir pas tout entrepris pour retrouver leur fille. Renaud
considérait qu’ils méritaient
d’être châtiés pour avoir
voulu marier Renée contre son gré. Comme
s’ils devaient être punis pour
s’être comportés en parents soucieux de
l’avenir de leur enfant ! Mais quand Renaud
s’était fixé une ligne de conduite, il
n’en démordrait pas même si la terre et
le ciel s’écroulaient devant lui.
L’entêtement des d’Herblay dont
Renée avait aussi hérité.
C’était pour cela que Julie doutait que sa fille
ne revînt un jour.
Un cavalier pénétra dans
l’allée. Julie le regardait un peu
étonnée. Ils ne recevaient plus grand monde
depuis qu’ils n’avaient plus de fille à
marier. D’autant que la fugue de Renée alors
qu’ils avaient promis sa main à un puissant
fermier général, les avait plongés
dans une certaine disgrâce. Ce cavalier avec son cheval
crotté devait être un courrier… Julie
avait pourtant une étrange sensation. Ce cheval lui en
rappelait un autre…
Elle descendit calmement l’escalier. Il lui fallait de toute
façon accueillir ce cavalier, leur domesticité
étant réduite au minimum depuis des
années. Elle arriva devant la porte au moment où
il descendait de son cheval… Ces cheveux… Non,
c’était impossible. La démarche
était trop virile, trop militaire… Le cavalier
s’approchait de l’entrée d’un
pas décidé et Julie vit son visage. Le sol
vacilla sous ses pieds et tout s’assombrit autour
d’elle.
Quand elle rouvrit les yeux, ce même visage était
penché sur elle. Etait-ce un rêve ou un
mirage ?
- Mère…
Cette voix…
- Mère, comment vous sentez-vous ?
Julie d’Herblay se releva vivement. A moins qu’elle
n’ait sombré dans la folie,
c’était bien sa fille qui lui faisait face. Son
regard s’attarda sur sa tenue incongrue.
- Pourquoi ces vêtements ?
Après six années d’absence,
c’étaient les premiers mots qu’elle
échangeait avec sa fille… Un léger
sourire se dessina sur le visage de Renée. Vous
n’avez pas changé, mère, semblait-il
dire. Toujours aussi superficielle !
- Les routes sont plus sûres pour un jeune homme que pour une
jeune fille.
Sans qu’elle ait pu l’arrêter, la main de
Julie d’Herblay s’abattit sur la joue de
Renée.
- Et que faisiez-vous à courir les routes ?
s’écria-t-elle.
Pourquoi était-elle incapable de parler à sa
fille ? Pourquoi ne manifestait-elle que colère et
violence ? Elle aurait pourtant voulu lui dire son soulagement
de la savoir en vie, le chagrin et l’angoisse
qu’avait causés son absence. Elle ne savait pas
lui exprimer son amour.
- Je veux voir père, répondit
sèchement Renée.
Son ton était incroyablement autoritaire.
- Il est dans sa chambre. Très mal en point !
- Je sais.
Sans un mot de plus, Renée monta les escaliers.
Aramis resta longtemps assise au chevet de son père avant
qu’il ne se réveille. Comme il paraissait
vieilli ! Etait-ce la maladie qui avait creusé
ainsi les rides de son visage ou bien les souvenirs avaient-ils rajeuni
son image ? Elle n’osait pas s’avouer que
son absence avait sans doute fait vieillir
prématurément l’auteur de ses jours.
Peut-être aurait-elle dû se changer.
Qu’allait-il penser en la voyant habillée en
homme ? La réaction de sa mère avait
été si hostile. Aramis ne s’en
étonnait guère, sa mère avait toujours
été attachée au paraître et
à la bienséance mais elle aurait
espéré un accueil un peu plus chaleureux
après plus d’une demie décennie. Pas
d’embrassade, pas de tendresse, pas de soulagement, pas
d’affection, juste un soufflet et de la colère.
Son père serait-il aussi furieux ? Sa lettre disait
le contraire mais il ignorait encore la vérité.
Renaud d’Herblay remua dans son sommeil et
s’éveilla. Son cœur usé se
mit à battre violemment dans sa poitrine quand ses yeux
clairs croisèrent deux yeux lumineux si semblables aux siens
et pourtant absolument uniques.
- Renée…
Il contempla ce visage qu’il avait tant
espéré toutes ces années. Ce
n’étaient pas les traits d’une jeune
fille de seize ans même marqués par les
épreuves, c’étaient ceux
d’une femme. Il ne rêvait donc pas,
Renée était bien à ses
côtés.
- Dites-moi que je ne suis pas encore mort et que ce n’est
pas au paradis que je vous retrouve, murmura-t-il.
- Je ne suis pas sûre d’aller au paradis,
père. Vous êtes donc bien vivant.
- Bien vivant, je ne crois pas.
Il essaya de se redresser. Comme sa fille s’approchait pour
l’aider, il l’enlaça entre ses bras
amaigris et serra contre son vieux cœur cette enfant qui lui
avait tant manqué.
Après un long moment, il la libéra de cette douce
étreinte.
- Vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ?
- Oui, père.
Elle prit une inspiration et détacha le pendentif
qu’elle gardait autour du cou.
- Tenez, père.
Elle déposa dans sa main le bijou qu’il lui avait
offert bien des années auparavant. Il le fixa un long
moment. Tous les éléments se mettaient en place
dans l’esprit de Renaud d’Herblay… le
pendentif… les lettres de monsieur de
Tréville… les vêtements de
Renée… son habileté et son
insoumission… Ses mains se mirent à
trembler… Il comprenait. Elle lui donnait la preuve
qu’elle avait vengé François de sa
main.
- Le jeune mousquetaire… balbutia-t-il.
Il la couvrait d’un regard stupéfait. Etait-ce de
l’étonnement pur ou était-il
scandalisé ? Peu de pères auraient
été fiers de voir leur fille devenir un soldat
d’élite. Peu de pères
espéraient pour leur fille une vie de combats. Peu de
pères rêvaient de voir leur fille dissimuler
chaque jour leur corps sous un uniforme. Aramis avait bafoué
les lois des hommes. Son père allait-il la renier pour
cela ?
Après un long silence, il murmura :
- L’avez-vous dit à votre
mère ?
- Non.
- Il vaut mieux qu’elle l’ignore, dit-il avec un
sourire. Racontez-moi tout à présent.
Aramis entama donc le récit de ses années chez
les mousquetaires. Elle parla longtemps, son père voulant
connaître tous les détails… Elle
n’occulta que ses sentiments à
l’égard de son compagnon d’armes et
l’incroyable nuit qu’ils avaient passée.
Quand elle eut terminé, il leva vers elle des yeux
infiniment tristes.
- Je suis désolé, mon enfant, murmura-t-il. Je
vous ai appris à ne jamais renoncer et à toujours
relever la tête face à
l’adversité, j’aurais dû vous
apprendre à déposer les armes et à
vous abandonner. Votre vie aurait été tellement
plus facile…
- Avez-vous honte de moi, père ?
Renaud tressaillit.
- Je n’aurai jamais honte de vous,
Renée ! J’aurais juste
préféré que vous ayez un peu moins de
courage et un peu plus de bonheur.
Des larmes perlèrent aux coins des grands yeux bleus du
vieil homme.
- J’aurais voulu que vous viviez une vie où pour
vous accomplir, vous ne deviez pas vous amputer d’une part de
vous.
- Je crains que ce monde ne me le permette pas.
Son père lui caressa tendrement la joue.
- Le monde peut-être pas, mais je suis sûr
qu’un homme saurait apprécier tous les
trésors que vous renfermez en vous. Dans le cœur
de l’être aimé, on trouve tout un
univers et la société est bien impuissante face
aux forteresses que l’amour peut construire…
- Je crois que l’amour n’est pas fait pour moi,
dit-elle tristement.
Une larme coulait le long de sa joue pâle quand son
père la prit dans ses bras comme une enfant. Pour la
première fois depuis des jours, elle réussit
à dormir un peu dans ce tendre contact.
Sa mère l’attendait quand elle quitta la chambre
de son père.
- Je vous ai fait préparer un bain. Je ne sais pas
d’où vous venez mais vous devez avoir les membres
engourdis. L’eau chaude vous fera du bien.
- Je vous remercie, mère.
La gêne et l’incompréhension
séparant ces deux femmes qui ne demandaient
qu’à s’aimer les déchiraient
toutes les deux mais les années
d’éloignement avaient encore creusé le
fossé entre la mère et la fille.
Quand Aramis ôta ses vêtements, Julie
d’Herblay lui demanda :
- Vous n’êtes pas mariée…
Julie n’avait pas l’intention de blesser sa fille
mais cette phrase sonna comme un reproche aux oreilles
d’Aramis. Pour sa mère, elle serait toujours un
échec.
- Non, vous savez bien que je n’ai pas un
caractère propre à séduire les hommes.
Chaque mot échangé les séparait
davantage.
- Vos cheveux sont toujours aussi superbes malgré cette
affreuse coiffure.
Aramis esquissa un sourire… Dans la bouche de sa
mère, c’était un compliment, un
compliment maladroit mais un compliment tout de même. En
outre, elle n’avait pas tout à fait tort. Aramis
coiffait ses cheveux précisément de la
manière la moins féminine possible.
- Auriez-vous une robe très simple à me
prêter, mère ?
Sortant du bain, Aramis enfila la robe vert sombre que sa
mère lui avait sortie. Elles avaient la même
silhouette toutes les deux et Aramis n’avait plus
l’âge de porter les vieilles robes de
Renée. Pour la personne qu’elle allait retrouver,
elle préférait porter autre chose que ses
vêtements masculins salis par ces derniers jours. |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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