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Coeur de femme

30 - Aveuglement

Revenant de la prison de Castelnaudary, les trois mousquetaires déposaient leurs chevaux aux écuries du campement quand ils virent Hélène arriver vers eux comme une furie.
- Que lui avez-vous fait ? cria-t-elle à Athos.
Le mousquetaire la fixait étonné. Dardant sur lui un regard accusateur, cette femme toujours si calme, si patiente et si douce s’était plantée devant lui, bouillonnant d’une colère incompréhensible.
- De quoi parlez-vous ?
- Aramis est partie ! tonna-t-elle. Elle prétend que c’est pour rejoindre son père malade mais il n’en est rien… ou en tous cas, ce n’est pas la seule raison, n’est-ce pas ?
Sous les yeux stupéfaits de Porthos et D’Artagnan, Athos se décomposa… Son monde s’écroulait.
- Non… ce n’est pas possible…
- Elle est partie ! Et elle ne compte pas revenir ! Que lui avez-vous fait pour qu’elle prenne la fuite ainsi ?
- Je… Nous…
- Qu’est-il arrivé depuis deux jours pour qu’elle abandonne les mousquetaires ? répéta Hélène impitoyable.
Elle ne le lâcherait pas. Même ses compagnons attendaient une réponse.
- Nous nous sommes aimés, murmura-t-il.
- Et ? continua Hélène avec colère. N’a-t-elle pas été assez bien pour vous ? Manquait-elle d’expérience à votre goût ?
- Non ! s’écria-t-il. Elle a été incroyable ! Je n’avais jamais rien connu d’aussi bouleversant… Je ne l’aurais jamais rejetée !
- Pourtant, vous n’aviez pas l’air d’un couple quand nous vous avons retrouvés, dit D’Artagnan.
Tous trois le fixaient l’air réprobateur. Il n’avait pourtant rien fait de mal !
- C’est elle qui ne voulait pas de moi… Le matin, j’ai voulu lui dire que je l’aimais mais elle était si froide…
Hélène entrouvrit la bouche et ses yeux s’écarquillèrent. Elle resta un court instant estomaquée puis brusquement sa main s’abattit sur la joue d’Athos. Sa colère semblait décuplée.
- Vous avez couché avec elle sans lui dire que vous l’aimiez. Vous êtes vraiment le dernier des imbéciles. Vous n’avez donc rien compris !
Une marque rouge imprimée sur sa joue, le jeune homme restait éberlué. Son visage n’exprimait que tristesse et incompréhension.
- Vous croyez qu’elle se donnerait à un homme pour le rejeter le lendemain, mais pour qui la prenez-vous ? Pensez-vous qu’elle soit une femme lascive et libertine ? Pensez-vous qu’elle soit comme une de vos maîtresses ? Elle ne ressemble en rien aux femmes avec lesquelles vous couchez habituellement, Athos, et je suis bien placée pour le savoir ! Elle ne se donnerait jamais à un homme sans amour !
C’était comme si la foudre avait frappé Athos, le pétrifiant sur place… Elle l’aimait… Aramis l’aimait… Les souvenirs de cette nuit incroyable lui revenaient en mémoire… Sa fougue, sa passion… Ses yeux brûlants… Leurs deux corps n’auraient pu fusionner aussi parfaitement si leurs cœurs ne s’étaient pas également unis… Elle l’aimait… Comment avait-il pu en douter après cette nuit ?
Hélène était trop furieuse pour se laisser toucher par l’émotion d’Athos. Il devait comprendre ce qu’avait ressenti la jeune femme même si cela le rendait fou.
- En faisant l’amour avec vous, elle avouait ses sentiments et vous n’avez rien répondu ! Pouvez-vous seulement imaginer à quel point cela a pu la blesser ? Savez-vous qu’elle croit que plus aucun homme ne l’aimera jamais ? Elle est persuadée que jamais un homme ne pourrait aimer une femme qui sent l’alcool, la sueur et le crottin de cheval !
La dernière saillie était particulièrement cruelle et elle acheva Athos. Anéanti, il se laissa tomber sur ses genoux et enfouit son visage dans ses mains.
- Je lui ai dit que j’étais désolé pour ce qui s’était passé cette nuit… gémit-il alors que des larmes lui montaient aux yeux. J’avais tellement peur de perdre aussi son amitié… J’ai tellement besoin d’elle…
- Et vous êtes-vous demandé ce dont elle avait besoin ? Vous êtes-vous demandé ce qui pourrait la rendre heureuse ? Vous n’êtes qu’un égoïste aveugle et stupide !
- Je l’aime… Je veux qu’elle soit heureuse… Je le veux plus que tout… C’est juste que je ne croyais pas qu’elle pourrait m’aimer un jour…
Devant les larmes qui coulaient sur les joues du mousquetaire qui avait toujours été si froid et si impassible, Hélène se calma enfin. Tous trois l’observaient avec compassion.
Ce fut Porthos qui rompit le silence :
- Comment l’amour peut-il aveugler le plus brillant et le plus perspicace des hommes et en faire un parfait imbécile ? Ce n’est pas à nous que vous devez dire cela, Athos !

La nuit tombée, Aramis s’arrêta dans une auberge non loin de Cahors. Il lui restait encore au moins quatre jours de route pour rejoindre la maison de ses parents et sa jument avait bien besoin d’une nuit de repos. Quant à elle, elle savait qu’elle dormirait à peine si elle parvenait à trouver le sommeil.
Après avoir installé son cheval dans l’écurie, elle entra dans la salle commune de l’auberge. Elle commanda un repas frugal et un peu de vin puis alla s’installer au coin d’une table. Des hommes parlaient, buvaient et riaient. Aux odeurs qui s’émanaient de la cuisine, elle pensa à l’enthousiasme qu’aurait manifesté Porthos… Elle ne lui avait même pas dit adieu. Elle était partie sans rien leur dire à tous. Mais elle aurait été incapable de faire ses adieux à Athos sans lui laisser deviner les sentiments qui avaient explosé dans son cœur…
Elle ne comprenait pas ce qui s’était passé en elle. Quand donc son cœur avait-il commencé à nourrir ces étranges sentiments pour Athos ? Hélène avait eu raison. Toutes ces années, elle avait étouffé son cœur de femme… à tel point, elle avait été incapable de lire en lui.
Aramis était toute en volonté et en énergie. Elle ne dérogeait pas aux buts qu’elle se fixait. Elle avait décidé de devenir un mousquetaire, et rien n’aurait pu l’en détourner. Pour pouvoir être un homme aux yeux du monde, il lui avait fallu rejeter loin d’elle tous ses sentiments de femme et renoncer à l’amour. Cela ne lui avait pas paru difficile à l’époque. Après la mort de François, il lui semblait impossible d’aimer à nouveau… Comme elle l’avait fait avec ses seins, elle avait tous les jours soigneusement enserré son cœur sous des bandages de souvenirs. Elle n’avait pas vu qu’en dessous de cette sangle, il s’était remis à battre.
Sa volonté était aussi dure que l’acier trempé, son cœur et son corps s’y étaient donc docilement soumis. Ils étaient restés tellement silencieux qu’elle avait vraiment cru à l’illusion qu’elle avait construite. Elle s’était interdit l’amour alors elle ne pensait pas que son cœur ait pu avoir un avis différent. Elle avait sincèrement cru qu’elle n’aimerait plus jamais personne et que son cœur se contenterait du souvenir merveilleux de François et de la franche amitié qu’elle partageait avec ses compagnons mousquetaires. Elle aurait été incapable de dire quand son traître de cœur avait commencé à voir en Athos plus qu’un ami et un frère. Elle ne savait même pas qu’elle pouvait le désirer. Elle l’avait toujours trouvé très beau mais elle ne se souvenait pas d’avoir eu pour lui des désirs de femme avant cette nuit.
Elle s’était aveuglée elle-même. Elle avait tant voulu correspondre à l’idéal vers lequel elle tendait, elle avait tant voulu se croire inébranlable qu’elle était restée sourde aux murmures de son cœur… S’il n’y avait pas eu cette nuit, elle aurait pu vivre longtemps avec son masque de soldat asexué.
Malheureusement elle ne pourrait jamais en effacer le souvenir. Pendant un instant, la fatigue, le désespoir et la peur avaient fissuré la cuirasse que sa volonté avait forgée et juste à ce moment-là, Athos l’avait embrassée. Il n’en avait pas fallu plus pour que son cœur et son corps opprimés pendant tant d’années ne fassent exploser l’armure. Athos avait réveillé son corps comme elle n’aurait pas imaginé que ce soit possible. Des heures avaient passé et il demeurait encore brûlant des caresses de son compagnon. Après toutes ces années de rigueur à toujours pousser son corps au-delà de ses propres limites, elle avait oublié qu’il pouvait donner autant de plaisir.
Pourtant elle aurait pu résister aux supplications de son corps affamé d’amour si Athos n’avait pas fait vibrer son cœur plus encore que son corps. Quand il avait pris possession d’elle, faisant déferler en elle un océan de voluptés, elle l’avait compris. Elle l’aimait. Aussi profondément, aussi passionnément qu’elle avait aimé François… peut-être même davantage. Quand leurs corps s’étaient unis, elle avait ressenti une plénitude inimaginable. C’était comme si tout en lui n’avait été fait que pour elle, comme s’ils n’avaient été créés que pour l’autre. Elle avait eu le sentiment que non seulement leurs corps mais également leurs âmes fusionnaient dans cette étreinte… Elle était tellement inexpérimentée ! Un amant habile devait sans doute éveiller cela chez toutes ses maîtresses. Athos se serait sûrement moqué de sa candeur de midinette, ou il en aurait été gêné. Dans tous les cas, cela aurait été blessant et humiliant.
Sa vie auprès des mousquetaires l’avait assez éclairée sur le regard que portaient les hommes sur leurs conquêtes féminines. Elle savait que la passion d’un homme dans le lit d’une femme était loin d’être un gage d’amour sincère. Ils avaient beau dire les mots d’amour les plus fervents, faire preuve de la plus parfaite galanterie pour séduire les femmes, avec leurs camarades, ils n’hésitaient pas à se vanter outrageusement, détaillant impitoyablement celles qui avaient été l’objet de tant de dévotion. L’idée d’être réduite à une conquête d’Athos la remplissait de honte… Allait-il raconter à D’Artagnan et Porthos leur nuit d’amour entre deux verres de vin ?... Non, elle était leur compagnon d’armes. Cela lui éviterait au moins cette flétrissure.
Il n’était pas amoureux d’elle. Anne de Breuil avait trop profondément blessé Olivier de La Fère pour qu’il puisse aimer une femme à nouveau. Il devait à peine la désirer. Elle connaissait assez le type de femmes qui plaisaient à Athos pour savoir qu’elle n’était pas du tout son genre. Trop blonde, trop mince, trop grande, trop peu féminine surtout. S’il n’y avait pas eu le spectre de l’échafaud, il n’aurait sûrement même pas levé un regard vers elle. Il l’aimait sans doute très sincèrement, mais pas comme la femme, qu’il avait réveillée involontairement, voulait être aimée.
Aramis avait cru que Renée était morte avec François, mais elle s’était trompée. La femme en elle n’avait jamais disparu et maintenant qu’elle était sortie de sa torpeur, Aramis aurait été bien incapable de la museler plus longtemps. Il lui avait fallu toute la force de sa volonté pour lui dissimuler ses sentiments quand le matin avait paru, et pour le faire, elle avait dû éviter de le regarder. Elle ne savait pas comment elle avait réussi à ne pas s’écrouler devant lui quand il s’était excusé de l’avoir rendue si merveilleusement heureuse cette nuit-là. Elle avait sentie comme une lame acérée qui pénétrait dans son cœur quand il l’avait assurée de son amitié et elle avait compris qu’elle ne pourrait pas rester plus longtemps auprès de lui.
Alors Aramis était partie. Quand le capitaine lui avait remis la lettre de son père, elle avait aussitôt vu l’issue qui s’ouvrait devant elle. Elle se sentait profondément indigne d’avoir eu une telle pensée alors que son père lui criait son amour et qu’il risquait de quitter ce monde sans la revoir. Son amour pour Athos lui semblait d’autant plus honteux.
Son esprit avait examiné la situation froidement. Il ne lui servait à rien de lutter contre la passion qui explosait dans son cœur. Toute son énergie serait impuissante à éteindre ce feu. Aramis était vaincue par le cœur de Renée. Mais elle restait un soldat et c’est en militaire qu’elle analysait le combat qui se jouait en elle. La bataille était perdue d’avance, pourtant elle ne pouvait pas déposer son cœur au pied d’un Athos qui n’aurait su qu’en faire. Il y avait des batailles qu’il valait mieux éviter tant le prix en était élevé alors elle opta pour une retraite stratégique. Même si elle n’avait jamais pris une décision aussi douloureuse, elle devait partir. Elle ne pourrait pas rester longtemps auprès d’Athos sans faire éclater ses sentiments et elle ne se traînerait jamais aux pieds d’un homme qui ne voulait pas d’elle.
C’était le meilleur choix possible, pourtant dans cette salle enfumée où résonnaient les conversations et les rires des voyageurs, son âme saignait. Sa vie de mousquetaire était finie. Plus jamais elle ne s’attablerait avec ses amis pour boire et jouer aux cartes, plus jamais elle ne galoperait à leurs côtés, plus jamais elle ne combattrait dos à dos avec eux. C’en était fini du « Un pour tous et tous pour un ».
Elle ne reprendrait pas une vie de femme. Ces semaines en tant que comtesse avaient achevé de la convaincre qu’elle deviendrait folle sous des jupons. Et à quoi bon être une femme si c’était pour continuer à vivre des amours aussi déchirants ? Elle allait revoir ses parents mais elle ne redeviendrait pas Renée d’Herblay. Elle allait juste leur faire ses adieux et elle repartirait. Elle vivrait seule et sans but, mais au moins elle resterait libre… Une bien triste liberté.
Elle laissa son assiette à moitié pleine et monta dans sa chambre. L’aubergiste lui avait monté une bassine d’eau. Elle se déshabilla et nettoya son corps encrassé par ces jours de captivité et de combat… Le contact de l’eau sur sa peau raviva encore le souvenir des mains d’Athos, de sa peau chaude et musclée.
Enfilant une chemise blanche, elle se glissa sous les draps. Le lit était froid et bien trop grand pour une personne seule. Des larmes coulèrent sur l’oreiller. Toutes les nuits ressembleraient à celle-là, elle s’allongerait seule dans des lits trop grands pleurant ces bras qui l’avaient réchauffée pour une unique nuit.
  1 - Une proposition du capitaine
2 - La maîtresse d'Athos
3 - Corps de femme
4 - Imbroglio
5 - Blessures
6 - Lettres volées
7 - Confidences
8 - Aux portes d’Orléans
9 - Un fantôme du passé
10 - En Gascogne
11 - Contre-attaque
12 - A la lueur des flammes
13 - Retour à Paris
14 - Déplaisante mission
15 - Une raison de vivre
16 - Humiliations
17 - Préparation
18 - Bal à Toulouse
19 - L’histoire d’Olivier
20 - Un mur tombe
21 - La marquise de Coulanges
22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac
23 - Partie de chasse
24 - Poison
25 - Sécession
26 - Au parlement de Toulouse
27 - Captifs
28 - Déroute
29 - Fuite
30 - Aveuglement
31 - Retour à la maison
32 - A bride abattue
33 - Sur la tombe