3 - Corps de femmeQuand Aramis ouvrit les yeux, il lui sembla qu’un
régiment de tambours s’était
donné rendez-vous dans son crâne. Un juron mourut
sur ses lèvres tandis que les bruits de la rue
résonnaient dans sa tête. Le regard flou, il lui
sembla reconnaître le plafond de son entrée. Son
dos était douloureux… Elle
s’était endormie sur le sol froid. Une forte odeur
d’alcool planait dans l’air lui donnant une
profonde nausée. Elle tourna la tête sur le sol
pour se rappeler sa nuit et se trouva nez-à-nez avec Athos,
endormi ventre-à-terre à ses
côtés. Elle tressaillit et porta vivement les
mains sur sa chemise… Ses vêtements
n’étaient pas défaits, constata-t-elle
avec soulagement.
Que s’était-il passé cette
nuit ? Elle se rappelait confusément des bougies de
la salle de bal de madame Posson puis des lueurs d’une
taverne tandis que les tambours continuaient de marteler
impitoyablement dans sa tête. Elle aurait voulu se lever mais
ses membres étaient complètement engourdis.
Elle n’avait jamais eu une telle gueule de bois et elle
n’osait pas imaginer la quantité
d’alcool qu’elle avait dû ingurgiter pour
être dans cet état.
Athos remua et la couvrit d’un regard embrumé.
- Ivrogne ! murmura-t-il l’haleine encore
chargée d’alcool.
- Sac à vin ! répondit-elle.
- Moi au moins, j’étais capable de marcher hier
soir… Vous n’êtes pas bien lourd mais
j’ai regretté Porthos quand il a fallu vous
ramener.
- Que s’est-il passé ?
- Vous avez bu comme un trou, porté des toasts à
la santé du Masque de fer, cherché querelle
à la moitié de la taverne pour finalement vous
écrouler sur la table.
Athos se leva doucement puis l’attrapant sous les aisselles,
l’aida à se remettre debout. Le sol tanguait sous
ses pieds.
- Vous ne vous souvenez de rien ?
- J’ai trop mal à la tête…
Il l’entraîna dans sa chambre et
l’allongea sur son lit.
- Vous n’êtes pas en état
d’aller à la compagnie… Dormez encore
un peu.
- Je vous remercie, Athos.
- Voulez-vous vous changer ?
- Non, je vais juste dormir.
S’enveloppant dans les couvertures, elle sombra dans le
sommeil.
Malgré sa gueule de bois, Athos était
très inquiet quand il quitta la maison d’Aramis.
Aramis s’était conduit de manière
totalement irraisonnée toute la soirée. Cela ne
lui ressemblait pas de se jeter à la tête
d’une femme mariée, à plus forte raison
quand il s’agissait de la maîtresse d’un
ami. Aramis n’avait pas non plus l’habitude de
boire autant… Il prenait toujours soin de garder une
certaine maîtrise de soi. Il n’avait jamais
été ivre mort comme hier soir… Et
Athos avait clairement vu des larmes couler des yeux de son ami quand
il l’avait ramené inconscient à travers
les rues de Paris.
Aramis avait toujours une part d’ombre inaccessible
même à ses plus proches amis. Il semblait que
l’ombre s’obscurcissait autour de lui…
et Athos ne savait que faire pour empêcher son ami
d’y sombrer.
En se réveillant des heures plus tard, Aramis aurait
été incapable de dire combien de temps elle avait
dormi. La douleur dans son crâne était moins vive
mais le monde semblait encore recouvert d’un voile donnant
à tous les objets un contour flou.
Elle écarta les couvertures et, baissant les yeux, resta
interloquée. Son pantalon et les draps étaient
couverts de sang… Pourtant elle ne ressentait aucune douleur
dans le bas de son corps… Athos ne l’aurait pas
laissée avec une blessure… Et elle
réalisa.
Elle tremblait de tous ses membres… Six
années… Six années à se
comporter en homme, à marcher comme un homme, parler comme
un homme, se battre comme un homme, boire comme un homme, jurer comme
un homme, rire comme un homme… Pendant six ans, son corps
s’était plié à sa
volonté. Pendant six ans, il s’était
tu… Et là, tout d’un coup, il lui
signifiait clairement qu’elle était une femme et
qu’il voulait redevenir un corps de femme.
Des larmes coulaient le long de ses joues et des sanglots si longtemps
étouffés secouaient tout son corps. Six
années, elle avait étouffé la femme en
elle. Personne n’imaginait les efforts qu’elle
avait dû fournir pour devenir Aramis. Personne ne
réalisait à quel point cela avait
été difficile d’apprendre simplement
à parler d’elle-même au
masculin… Chaque jour depuis six ans, elle avait
enserré ses seins sous d’épais
bandages. Elle avait soigné seule les nombreuses blessures
que lui apportait sa vie de mousquetaire. Pliée de douleur,
souvent au bord de l’épanouissement, elle avait
dû tant de fois nettoyer ses plaies en serrant les dents pour
ne pas crier. Elle avait fait travailler son corps
jusqu’à l’épuisement pour
atteindre la force physique d’un homme. Elle était
à présent capable de se battre à mains
nues contre des hommes mais chaque soir, elle se couchait
épuisée et endolorie. Sans oublier toutes ces
années à devoir se battre plus que les autres,
à répondre aux moqueries que suscitaient son
visage féminin et son corps fin… Et surtout cette
angoisse qui ne la quittait jamais d’être un jour
découverte, exposée à la honte et
à l’infamie. Tréville avait raison
quand il disait qu’elle risquait plus que les autres
mousquetaires… Etre toujours seule face à cette
angoisse. Ne pas pouvoir confier cela aux amis qui partageaient ses
jours… Mentir jour après jour à ceux
qui lui étaient le plus chers. Sa nature franche et
entière détestait la tromperie et la
dissimulation. Pourtant elle ne cessait de mentir… et elle
craignait plus que tous que ses amis ne l’apprennent.
Ses moments avec ses amis étaient les seules joies de sa
vie, mais son secret rendait ce bonheur si fragile.
D’Artagnan avait tout découvert en quelques
secondes, il suffisait d’un hasard malheureux pour
qu’Athos et Porthos ne le découvrent
également… et ils ne seraient pas aussi
compréhensifs que le jeune garçon. Ils ne
pardonneraient pas six années d’imposture. Ils
n’auraient jamais été aussi proches
d’elle s’ils avaient su qu’elle
était une femme. Ils ne se seraient pas livrés de
la sorte. Ils n’auraient pas partagé des
soirées de beuveries et des conversations
scabreuses… Ils ne lui pardonneraient pas son
mensonge… Cette amitié était son seul
trésor et elle risquait de la perdre à tout
moment…
Pendant six ans, elle avait construit la vie d’Aramis, mais
cette vie reposait sur un mensonge. Elle avait construit sur du sable
et une vague pouvait à tout instant balayer son
existence…
Pendant six ans, elle avait tout accepté. Elle avait
avancé sans regarder en arrière. Une
détermination implacable la faisait tenir en
dépit de la souffrance et de la peur…
Aujourd’hui le meurtrier de François
était mort. Elle avait accompli sa vengeance et il ne lui
restait au fond du cœur que le vide de l’absence.
Elle avait tout supporté pour venger son amour, maintenant
qu’elle avait réussi, ses forces
l’avaient abandonnée et sa vie lui semblait une
farce grotesque et tragique.
S’extirpant du lit, elle ôta avec
dégoût ses vêtements souillés
du sang des femmes et nettoya son corps. Elle contempla son corps nu
dans le miroir… Qu’était-elle
donc ? Son corps était un corps de femme, pourtant
elle en avait perdu depuis longtemps l’allure et les
attitudes. Elle avait tant travaillé pour se conduire comme
un homme qu’elle serait bien incapable de redevenir une jeune
femme. Elle ne savait plus se mouvoir comme une femme. Elle
était incapable d’étouffer ses jurons
quand quelque chose l’exaspérait. Renée
n’avait jamais été un idéal
de jeune fille bien élevée mais à
côté d’Aramis, elle aurait
semblé un modèle de distinction.
Jour après jour, elle s’était battue
pour devenir Aramis et si elle mentait sur son sexe, Aramis
était réelle. Elle ne simulait pas ses joies et
ses colères. Ses rires et ses peines étaient
réels… Etait-elle devenue un être
hybride ni tout à fait homme ni tout à fait
femme ? Etait-elle une aberration, un monstre ?
Peut-être, mais elle ne pouvait plus être
quelqu’un d’autre.
Elle caressa du bout des doigts le pendentif en or pur qui avait
dénoncé l’assassin de son amour. Ce
bijou était le seul vestige de son ancienne vie, son seul
lien avec Renée et François. Si le souvenir de
François l’empêchait de s’en
séparer, la jeune fille qui y était
représentée n’avait pas grand-chose en
commun avec Aramis.
Elle ne pouvait pas redevenir Renée. Elle ne pourrait jamais
redevenir une femme. Porter de lourds jupons entravant tous ses gestes,
torturer ses pieds avec d’élégantes
chaussures, baisser les yeux devant des imbéciles,
écouter poliment des pédants… Tout
cela elle pourrait peut-être l’endurer mais
être tenue pour quantité négligeable,
être méprisée uniquement à
cause de son sexe lui serait insupportable. Elle avait bien vu le
regard des autres changer dès le moment où elle
avait mis des vêtements d’homme. Elle
était tout d’un coup devenue un être
à part entière, intéressant et
estimable. On l’écoutait et on la regardait dans
les yeux…
Elle pensa à Hélène Rigaud et il lui
sembla que l’existence de cette femme résumait le
destin de toutes les femmes dans ce monde d’hommes.
Réduite à l’état
d’objet joli et précieux, vendue à un
vieillard déplaisant, elle ne pouvait que
s’étourdir en attendant que la mort de son mari ne
la délivre de ses chaînes.
Aramis ne savait pas vraiment ce qu’elle était
mais au moins elle ne vivait pas enchaînée. Dans
ce monde où les hommes faisaient les lois, elle
n’avait pas d’autre choix que de renoncer
à toute une part d’elle-même. A la mort
de François, elle avait renoncé à tous
ses rêves d’amour. Tant pis si aucun homme ne la
regardait plus avec amour ! Tant pis si elle
n’éveillait
d’intérêt qu’aux
femmes ! Tant pis si son corps de vingt ans
étouffait sous des désirs enfouis !
L’honneur et la liberté étaient
à ce prix… Mais comme elle détestait
parfois les hommes qui la forçaient à de tels
renoncements.
Elle n’avait pas d’autre vie que celle
qu’elle avait construite avec son sang et sa sueur depuis six
ans. Une vie d’aventures, dangereuse, douloureuse mais libre
et excitante. L’épée à la
main, les cheveux dans le vent, le visage battu par la violence du
vent, elle se sentait vivante… plus vivante que la plupart
des femmes.
Pourtant, même si cela lui coûtait de
l’admettre, le capitaine avait raison, elle ne pourrait pas
toujours être mousquetaire. Tant que François
n’était pas vengé, elle
s’était refusée à envisager
son avenir. Mais depuis le retour de Belle-Île, elle prenait
douloureusement conscience qu’à moins
d’être tuée au combat, il lui faudrait
un jour ou l’autre faire face à ses mensonges. |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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