27 - CaptifsLe campement de l’armée de Montmorency se trouvait
à une heure de route de Toulouse.
Arrivés sur place, les hommes de la marquise avaient
traîné sans ménagement Aramis
jusqu’au chariot de ravitaillement. Ils lui avaient mis des
fers aux chevilles et aux poignets dans lesquels ils avaient fait
passer une lourde chaîne attachée autour de la
grosse roue du chariot.
La marquise avait préféré taire le
véritable sexe d’Aramis à ses hommes et
celle-ci était retenue dans la partie du campement
où se trouvaient des fantassins recrutés parmi
les paysans de Gascogne qui risquaient peu d’avoir
côtoyé la comtesse de La Fère. Anne
avait probablement pensé qu’on traiterait Aramis
avec plus de brutalité si on la prenait pour un homme ou
peut-être voulait-elle éviter que Montmorency ou
le duc d’Orléans ne la voient. Aramis en
était plutôt soulagée. Elle doutait que
ses geôliers se fussent comportés en galants
hommes s’ils avaient su qu’elle était
une femme.
Le soleil de ce mois de septembre qui se reflétait dans le
sable du campement devint vite suffoquant pour la jeune femme qui
portait toujours de sombres et épais vêtements
pour dissimuler sa silhouette féminine. Elle
était en plein soleil et la chaîne
était trop courte pour qu’elle puisse se
réfugier à l’ombre. Ses gouttes de
sueurs perlaient sur son front et sa gorge était
sèche.
- Pourrais-je avoir de l’eau ? demanda-t-elle quand
la chaleur commença à devenir vraiment
insupportable.
Un flot d’injures lui répondit. Une
cantinière la regarda avec des yeux moqueurs.
- Tu veux de l’eau, mon mignon… Tiens !
La femme lui envoya alors une bassine d’eau
grisâtre et savonneuse en pleine figure provoquant
l’hilarité des fantassins.
En essayant de ne pas penser à ce qu’avait pu
laver cette eau sale, Aramis essuyait son visage mouillé
écartant les mèches de cheveux humides qui
s’y collaient quand elle vit arriver Athos encadré
de deux hommes. Malgré elle, elle ne put
s’empêcher d’être
soulagée de le savoir à ses
côtés. Après qu’on
l’ait enchaîné à ses
côtés, elle lui dit d’un ton
sévère :
- Vous êtes un sot. Vous n’auriez jamais
dû céder aux menaces d’Anne.
- Je ne pouvais pas vous laisser seule… vous auriez fait la
même chose pour moi.
- Il n’empêche ! Maintenant, Anne nous
tient tous les deux à sa merci.
Athos se rapprocha d’elle et écarta une
mèche qui était restée sur son front.
- Vous ont-ils brutalisée ? demanda-t-il
d’une voix douce.
- Non, ça va.
Ils se regardèrent un instant sans dire un mot. Puis Athos
retira son chapeau et le posa sur la tête de la jeune femme.
- Le soleil tape très fort, il faut vous
protéger…
- Je ne suis pas une petite chose fragile ! protesta-t-elle.
Je n’ai pas plus besoin d’un chapeau que
vous !
- Je n’ai pas une peau aussi claire que la vôtre,
répondit-il en souriant. Un soleil pareil serait terrible
sur votre peau diaphane, en quelques heures, vous serez
complètement brûlée.
- Je ne suis pas diaphane !
Elle ne retira pourtant pas le chapeau… Elle avait beau
prétendre n’avoir jamais besoin de personne,
l’attention d’Athos la touchait.
Le lendemain matin, l’armée de Montmorency leva le
camp en direction de Carcassonne. Rejeté par Toulouse, le
duc espérait pouvoir trouver refuge dans la vieille
cité médiévale. La troupe
s’enfonça donc au cœur du pays cathare.
Enchaînés au chariot de ravitaillement, Athos et
Aramis marchaient à la queue de la colonne. Le sol
était particulièrement accidenté sur
ces routes montagneuses et la chaîne entravant leurs
chevilles rendait cette marche difficile. Le conducteur du chariot
prenait plaisir à accélérer et
ralentir l’allure pour faire trébucher les
mousquetaires. Chacune de leur chute s’accompagnait
d’un cortège d’injures et de coups.
Mince et gracile, Aramis était plus facilement
déstabilisée par les cahots mais elle encaissait
les brutalités sans broncher. Elle essayait même
de calmer la colère d’Athos face à ces
brutes… Elle ne pouvait pas deviner qu’il essayait
d’attirer sur lui la violence de leurs geôliers,
afin qu’ils la laissent un peu en paix.
Tard dans la soirée, l’armée
s’arrêta dans un village sur les ruines
d’un château cathare, non loin de la ville de
Castelnaudary. Des soldats vinrent défaire les fers des deux
mousquetaires pour les traîner dans une cellule humide.
C’était une petite pièce avec une
fenêtre si minuscule qu’elle ne
nécessitait pas de barreaux. Une planche de bois recouverte
de paille et d’un drap grisâtre tenait lieu de lit.
Dès que la porte fut refermée, Aramis se laissa
tomber sur le grabat. Elle était sûrement
complètement exténuée. Athos sentait
que tous les muscles de son corps le brûlaient et que ses
pieds étaient en sang. Aramis souffrait probablement encore
plus, ses genoux avaient dû être
entaillés par toutes les chutes qu’avaient
provoquées ces vermines, son dos et ses épaules
devaient être meurtris par les coups qu’elle avait
reçus. Athos s’agenouilla devant elle et se mit
à essuyer son beau visage sali par la poussière
du chemin.
- Vous n’avez pas besoin de faire ça,
commença-t-elle quand le cliquetis d’une
clé dans la porte de leur cellule l’interrompit.
Anne de Coulanges apparut alors dans l’embrasure de la porte.
- Comme c’est touchant ! railla-t-elle. Vous
êtes un homme plein d’attentions, Olivier.
Elle pénétra dans la cellule avec un sourire
radieux. Rien ne lui procurait autant de plaisir que de voir souffrir
ceux qu’elle haïssait.
- J’espère que vous admirez ma
mansuétude. Je vous accorde une dernière nuit
d’amour avant la fin… Vous devriez en profiter.
Demain, nous arriverons à Castelnaudary et vous serez
châtiés pour votre trahison à
l’égard du duc.
- Le duc a trahi le roi !
- Vous serez pendu, Olivier ! tonna Anne. Pendu en place
publique avec votre charmante épouse comme de vulgaires
brigands ! Nous suspendrons vos corps aux murailles de la
ville pour que l’armée du roi que vous avez si
bien servi puisse les voir ! Et je veillerai à ce
que vous regardiez votre femme mourir avant que le bourreau ne vous
passe la corde au cou !... Alors profitez bien de votre
dernière nuit !
Elle disparut derrière la lourde porte d’acier.
Athos se tourna vers Aramis et se figea. Les grands yeux bleus de la
jeune femme étaient brisés en mille
éclats.
En décidant de venger François, Aramis
s’était jurée de toujours faire face
à l’adversité sans faillir. Combattant
le moindre signe de faiblesse avec intransigeance, elle avait
étouffé ses peurs, ses angoisses, ses tristesses
avec ténacité. Si elle n’avait pas
été aussi exigeante à
l’égard d’elle-même, elle
n’aurait jamais pu devenir l’un des meilleurs
mousquetaires de France. Toutes ces années, elle
s’était battue pour atteindre cet idéal
de soldat implacable. Mais derrière le fier et
intrépide mousquetaire, il y avait une femme qui souffrait,
un coeur qui saignait. Elle avait beau relever la tête
à chacune des épreuves que lui infligeait le
destin, chacune blessait davantage la femme sous la cuirasse et Anne
venait de lui porter un coup terrible.
Aramis était comme toutes les personnes qui ne pliaient
jamais, quand elles atteignaient leur point de rupture, elles se
brisaient. Elle était épuisée par
cette journée horrible où elle avait
enduré sans mot dire la violence des soldats, les insultes
et les humiliations mais surtout par ces dernières semaines
qui avaient vu vaciller le fragile équilibre de sa vie. Le
spectre de l’échafaud était en train de
la détruire. Tous ces efforts pour quoi ? Finir
comme le dernier des criminels. Etre traînée en
place publique sous les injures et les crachats de la foule. Sentir la
raideur de la corde autour de son cou, le sol qui se dérobe
sous ses pieds, cette danse stupide et frénétique
du corps qui s’accroche vainement à la vie. Savoir
que son cadavre serait réduit en charpie, livré
aux regards des badauds et à l’appétit
des charognards… Etait-ce le prix du courage ?
- Aramis…
La jeune femme le fixait sans le voir. Son esprit était
perdu dans une vision terrifiante.
- Je savais que je finirais sur l’échafaud,
murmura-t-elle d’une voix cassée. Je suppose que
mieux vaut la corde que le bûcher.
Ses yeux se remplissaient de larmes. Il ne l’avait jamais vue
aussi désemparée. Il
l’enlaça tout doucement. Elle tremblait de tous
ses membres et des sanglots silencieux agitaient sa poitrine. Il
sentait son corps mince qui frémissait contre le sien,
l’eau de ses larmes qui coulait sur sa joue. Il
enfonçait les doigts dans sa chevelure soyeuse. Il
était à peine moins
désespéré qu’elle. Son amour
étouffé, ses désirs
obsédants, son impuissance à protéger
cette femme qu’il aimait plus que sa vie le torturaient.
Posant délicatement sa main sur sa joue, il releva vers lui
son visage défait. Malgré les larmes, la
poussière, la fatigue, elle était belle
à en mourir avec ses yeux immenses qui brillaient de toutes
ses souffrances enfouies.
Ils allaient mourir tous les deux. Plus rien n’avait
d’importance à part cet amour qui le
dévorait. Tant pis si elle était
furieuse ! Qu’elle le roue de coups !
Qu’elle l’anéantisse de sa
colère ! Mourir de sa main serait un
soulagement… Ecrasant ses lèvres sur les siennes,
il y déposa un baiser brûlant.
Les yeux de la jeune femme s’élargirent de
surprise, semblant lui dévorer tout le visage. Pourtant elle
ne le repoussa pas. Il n’y eut ni gifle, ni coup de
poing… tout au contraire.
L’esprit d’Aramis était
plongé dans la stupeur. Que se passait-il ?
Etait-ce bien la bouche d’Athos qui l’embrassait
ainsi ? Cela n’avait rien à voir avec le
baiser rageur du retour de Blois, c’était un
baiser tendre et passionné à la fois…
Athos… Son compagnon d’armes, son ami, son
frère… Pourquoi ne le repoussait-elle
pas ? Pourquoi surtout cette chaleur qui montait en
elle ?... une chaleur qu’elle n’avait plus
sentie depuis… depuis François… Que
lui faisait-il ? Pourquoi ne résistait-elle
pas ? Elle pouvait combattre avec Athos, chevaucher avec lui,
boire avec lui, rire avec lui mais elle ne pouvait pas
l’embrasser. Si son esprit répétait
cela, son corps pensait tout autrement. Etait-ce
l’état d’épuisement dans
lequel elle se trouvait ou l’idée de sa mort
prochaine, mais sa raison était complètement
annihilée et son corps semblait animé
d’une volonté propre. Ce corps qui
s’était docilement plié à
toutes les exigences du mousquetaire, ce corps de femme
qu’elle étouffait depuis six ans, ce corps prenait
sa revanche. Il avait décidé de rattraper six
années d’ascétisme en une seule nuit.
Non seulement elle ne résistait pas à ce baiser
mais elle y participait. Ses bras entouraient le cou de son compagnon,
ses mains libérées de ses gants
pénétraient dans sa chevelure sombre pour
l’attirer encore plus près d’elle.
Les caresses de la jeune femme attisèrent encore plus le
désir d’Athos. Tout en poursuivant son baiser, ses
mains glissèrent sur les épaules puis le long du
buste d’Aramis. Le pourpoint tomba sur le sol, la chemise
glissa autour de sa taille, des doigts libérèrent
ses seins de la bande de tissu qui les avait si longtemps
dissimulés. Il effleurait lentement les courbes douces dont
il avait tant rêvé. Sa peau était
chaude et satinée. Il la sentait vibrer sous ses caresses.
Il la fit basculer sur la paillasse. Sa bouche libéra celle
de la jeune femme pour descendre le long de son cou.
S’enivrant du parfum et du goût de sa peau, il
couvrait ses seins offerts de tendres baisers tout en ôtant
ses propres vêtements. Elle aurait pu lui dire de
s’arrêter, une part d’elle aurait voulu
le faire mais les seuls sons qui passaient ses lèvres
étaient de faibles soupirs qui
n’étaient guère de nature à
calmer les ardeurs de son compagnon. Ses doigts effilés
effleuraient ses larges épaules, son dos puissant attisant
encore davantage le feu qui bouillonnait dans le corps du jeune homme.
Se relevant, il entreprit de retirer ses bottes pour caresser ses pieds
et ses jambes meurtris. Ses mains remontaient le long de ses jambes
fuselées pour se poser sur sa taille fine. Il fit glisser le
pantalon sur ses hanches, sur ses cuisses lisses…
jusqu’à ce que le dernier bout de tissu recouvrant
le corps de la jeune femme ne tombe sur le sol.
Athos était comme dans un rêve. Aramis
était nue entre ses bras. Les yeux mi-clos, elle ne portait
plus qu’un petit pendentif en or pur qui se glissait entre
ses seins. Elle était si différente des femmes
oisives et pulpeuses qu’il avait
possédées. Son corps était souple et
ferme, Athos sentait en la caressant les années
d’efforts et d’entraînements pour
développer sa musculature à son maximum, et
pourtant il était également si fin et si doux, si
merveilleusement féminin. Elle était encore plus
belle qu’il ne l’avait imaginée. Ses
cheveux épars encadraient son beau visage lui donnant
l’air d’un ange… Son désir
devenait si intense qu’il en était
douloureux… Dire qu’il pensait ne pas aimer les
blondes !
Il s’allongeait sur elle et plongeait son visage dans son
cou, quand il eut un doute… N’était-il
pas en train d’abuser de sa détresse ?
- Je peux tout arrêter, souffla-t-il.
Elle ouvrit les yeux et il y vit une expression qu’il
n’y avait jamais vue. Ils étaient totalement
enflammés de désir. Il pouvait y lire le reflet
de sa propre passion. A cet instant, il n’y avait plus de
trace du mousquetaire, elle était juste une femme
éperdue de désir… Pour la
première fois, il lui sembla apercevoir Renée.
Pour toute réponse, elle l’attira violemment
à elle dans une étreinte brûlante.
Leurs deux corps qui avaient si longtemps combattu côte
à côte s’unirent avec la même
osmose et la même harmonie qui avaient
été les leurs sur les champs de bataille. Ils
vibrèrent à l’unisson comme
s’ils n’avaient été
créés que pour s’unir dans une fusion
ardente et absolue.
Malgré ses nombreuses maîtresses, Athos
n’avait jamais connu une étreinte aussi parfaite
avec une femme. Elle était faite pour lui, il en
était certain à présent. Il aurait
voulu le lui dire mais elle s’était endormie
dès qu’ils s’étaient
séparés… Elle devait être
à bout de force. Il resta un long moment à
enrouler ses doigts dans les vagues de ses cheveux avant de
s’endormir.
En dépit de ses yeux obstinément
fermés, Aramis ne dormit pas une seule seconde. Un
tourbillon venait de balayer tout son être et ce
qu’il avait révélé
était bien trop intense et violent pour qu’elle
puisse trouver le sommeil. |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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