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Coeur de femme

23 - Partie de chasse

Quand les hommes eurent disparus à l’horizon, Anne de Coulanges se tourna Aramis :
- Si nous allions marcher un peu, chère comtesse. Ne trouvez-vous pas que l’on étouffe sous ces tentes ?
- Si vous le désirez, marquise, répondit-elle sobrement.
Anne n’appréciait guère les autres femmes, surtout quand elles étaient jolies, et Renée de La Fère lui était particulièrement détestable. Ce n’était pas assez qu’Olivier ait eu l’outrecuidance de se remarier, il avait fallu qu’il fasse un mariage d’amour. Olivier et Renée faisaient preuve d’une complicité trahissant une harmonie indécente chez un couple marié. Les yeux du jeune comte étaient assez éloquents sur ses sentiments à l’égard de son épouse. Avec dépit, Anne avait bien remarqué qu’elle n’éveillait plus aucun désir chez lui, alors qu’il ne perdait pas une occasion d’effleurer la peau de sa jeune épouse.
Cette nouvelle comtesse était à elle seule une agression à l’égard d’Anne. Si au moins elle avait été laide ou sotte ! Malgré son maintien un peu trop raide, elle était belle dans le genre blonde laiteuse. Même Gaston et Montmorency n’avaient pas caché leur intérêt à son égard. Si Anne songeait que c’eût été amusant de pousser la femme d’Olivier dans le lit de Gaston d’Orléans, cette attention pour Renée était un camouflet pour elle. Il n’était pas question qu’elle laisse Renée et Olivier la narguer avec leur bonheur insolent. Elle ferait couler leurs larmes. Elle allait insinuer le doute et la jalousie dans leur couple… Olivier aurait dû passer sa vie à souffrir et il souffrirait.
Froidement et résolument, Anne affûtait ses flèches. Les hommes n’étaient pas les seuls à traquer un gibier…
- Je suis fort aise de pouvoir faire plus ample connaissance avec vous, dit-elle.
- Le plaisir est partagé, madame.
Le ton de la jeune femme contredisait ses paroles. Son antipathie pour la marquise était visible. Cette femme était-elle donc une idiote ? La première chose que devait apprendre une femme du monde était à dissimuler ses émotions. Comment la comtesse pouvait-elle se permettre d’ignorer les règles les plus élémentaires de la bienséance ? Anne détestait d’autant plus Renée qu’elle lui était insaisissable. Elle avait une démarche trop assurée, des yeux trop francs… Anne sentait chez la jeune comtesse une volonté au moins aussi tenace que la sienne.
- Je suis ravie de voir qu’Olivier a enfin trouvé le bonheur, fit-elle d’une voix mielleuse.
L’éclair de colère qui éclata brièvement dans les yeux d’Aramis n’échappa pas à la marquise.
- J’avais craint qu’il ne puisse plus jamais aimer après notre séparation.
- Votre attention vous honore, répliqua Aramis, sarcastique.
Elle peinait à conserver son calme face à cette femme perfide. Elle ressentait à son égard une haine profonde et viscérale. Hypocrite, cruelle et débauchée, Anne de Coulanges représentait tout ce qu’Aramis détestait et les souffrances que cette femme avait infligées à Athos lui étaient intolérables. Elle n’avait jamais supporté de voir ses amis souffrir et elle connaissait trop bien la douleur d’un cœur brisé pour comprendre le supplice que devait être la vie d’Athos. Elle savait qu’il n’y avait rien de plus triste et de plus déchirant que de traîner une vie sans espoir, hanté par le fantôme d’un amour perdu. Elle savait qu’il n’y avait rien de plus désespérant que de vivre en sachant que votre cœur était trop meurtri pour aimer à nouveau. Elle avait au moins l’assurance que son amour mort était bien réel, Athos n’avait même pas ce réconfort… Il était un des hommes les plus honnêtes et les plus généreux qui soit, plus que tout autre, il aurait mérité d’être heureux.
- Vous savez tout, c’est une épouvantable méprise qui a séparé Olivier de moi. Nous en avons été brisés tous les deux. Heureusement, il vous a rencontrée… Comment cela s’était-il passé d’ailleurs ? demanda la marquise en prenant le ton badin d’une femme curieuse.
- Des amis communs, répondit simplement Aramis.
- Vous n’êtes guère bavarde, ma chère. D’habitude, rien ne ravit plus une dame que de raconter comment elle a rencontré son aimé.
Aramis esquissa un léger sourire. Dans la cour d’une caserne… pour le romantisme de la rencontre, il n’y avait pas mieux.
- C’était assez banal.
- Soit, je n’insiste pas. Quoi qu’il en soit vous semblez parfaitement heureux… Savez-vous que je vous envie ? J’ai souvent regretté Olivier. Il était si tendre et si attentif… et puis d’une énergie et d’une fougue ! Vous devez être une femme comblée.
Même si l’idée qu’elle puisse être comblée de la sorte par Athos lui était pour le moins incongrue, Aramis était bien trop habituée aux discussions de soldats pour être vraiment gênée par les sous-entendus d’Anne.
- Je me souviens qu’il était insatiable autrefois. Sa passion m’a occasionnée bien des nuits blanches.
A ces mots, Aramis ne put contenir un fou rire totalement indécent dans la bouche d’une comtesse. Cette femme était ridicule ! L’idée que son ancien époux ait pu se remarier lui était tellement insupportable qu’elle essayait de rendre sa nouvelle épouse jalouse. C’était encore plus drôle qu’une attaque à l’éventail !
- Vous êtes pitoyable, marquise ! hoqueta-t-elle entre deux éclats de rire.
La main d’Anne s’abattit sur sa joue. Aramis était habituée à des adversaires bien plus robustes que cette petite marquise, et cette gifle la fit à peine tressaillir. Ce fut tout de même suffisant pour calmer son hilarité.
Anne la regardait, les lèvres si étroitement serrées qu’elles étaient réduites à une simple ligne et une expression de haine pure dans les yeux. Pour la première fois, elle avait perdu son masque de parfaite aristocrate pour dévoiler son vrai visage. Comment cette garce blonde osait-elle se moquer ainsi d’elle ? Jamais personne ne s’était permis de lui rire au nez de la sorte ! Une fureur terrible explosait dans son crâne. Si elle l’avait pu, elle aurait anéanti Renée sur place.
- Pardonnez-moi, madame, si vous n’avez pas d’autres souvenirs grivois à partager, je vais vous laisser.
En la regardant partir, Anne continuait à fulminer. Elle ne permettrait pas qu’une comtesse insolente la tourne en ridicule. Elle avait été trop généreuse avec Renée et Olivier ! Elle allait les plonger dans un océan de douleur ! Olivier allait regretter de n’être pas mort onze ans plus tôt.

Aramis avançait résolument à travers les tentes. Même si sa conversation avec la marquise de Coulanges l’avait amusée, cette mission commençait à lui peser. Elle détestait l’hypocrisie de la vie de cour et elle aurait été plus utile à aider à l’entraînement des troupes de Sa Majesté plutôt qu’à faire des courbettes avec Athos. Des mousquetaires avaient tout de même mieux à faire que de jouer les courtisans à Toulouse ! Certes, les déguisements de D’Artagnan et Porthos leur permettaient de surveiller aisément tout ce qui se passait à Toulouse et d’observer la troupe de Montmorency mais elle et Athos s’étaient avérés totalement inefficaces pour l’instant. Ils n’arrivaient même pas à approcher assez le duc pour jauger s’il pouvait encore éviter la trahison.
Elle arriva devant la tente où restaient les quelques chevaux qui n’avaient pas participé à la chasse. Ce qu’elle comptait faire n’était pas convenable pour une comtesse, mais même comme mousquetaire, elle avait toujours été plus audacieuse que la plupart de ses camarades, Tréville devait bien se douter qu’elle ne pourrait pas jouer les aristocrates obéissantes et effacées.
Il ne restait plus beaucoup d’animaux mais elle remarqua tout de suite un superbe étalon noir. Il était jeune et ombrageux mais elle avait grandi au milieu des chevaux et savait apprivoiser les plus sauvages.
- Madame, n’approchez pas de ce cheval, vous risquez de vous blesser ! intervint un palefrenier qui passait, en la voyant entreprendre de sceller l’animal.
- Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-elle avec un charmant sourire.
- Tornade. Mais éloignez-vous…
Les mots moururent dans sa gorge quand il vit le farouche animal se faire docilement monter par cette belle blonde aux yeux clairs qui avait harnaché un arc et des flèches sur la selle.
- On va faire un tour, Tornade, murmura-t-elle doucement à l’oreille du cheval.
Elle l’éperonna délicatement mais fermement et disparut dans la forêt sous les yeux ébahis du jeune palefrenier.
Enserrant entre ses jambes la croupe de l’animal, ses mains attrapant fermement les rênes dans ses mains, son visage battu par le vent, Aramis redevenait elle-même. Cette sensation de vitesse et de liberté la grisait. Elle ne pourrait jamais sentir autre chose que le crottin de cheval, songea-t-elle en souriant. Elle observait attentivement le ciel à l’affût du moindre coup de feu qui lui indiquerait la position des chasseurs et était attentive à tous les bruits d’animaux.
En attrapant l’arc, elle se demanda ce qu’elle faisait exactement. Espérait-elle se joindre aux chasseurs ? Si elle les retrouvait, qu’allaient-ils penser ? Elle haussa les épaules. Leur mission avançait si lentement qu’elle n’avait pas grand-chose à perdre à tenter une approche peu conventionnelle avec Montmorency.

Contrairement à son frère, Gaston d’Orléans goûtait peu aux plaisirs de la chasse. Elégant et voluptueux, il préférait des plaisirs plus subtils et moins fatigants. Il lui fallait tenir son rang auprès de Montmorency et sa présence galvanisait leurs partisans mais il aurait grandement préféré la couche d’une jolie femme à cette partie de chasse.
Une perdrix, le corps transpercé d’une flèche, tomba devant son cheval qui fit un écart. Montmorency s’arrêta aussitôt.
- Savez-vous qui est l’auteur de cette prise ?
- J’espère ne pas avoir effrayé vos chevaux, monseigneur, fit une voix douce derrière eux.
Sortie des bois, une très belle femme apparut sur le dos d’un étalon noir tenant un arc dans sa main gauche. Avec ses longs cheveux d’or, ses lumineux yeux azur et son teint d’ivoire que rehaussait sa robe rouge grenat, elle semblait être une apparition.
- Comtesse ? s’étonna Henri de Montmorency.
Gaston d’Orléans reconnut alors la comtesse de La Fère. Bigre, le comte avait un goût certain pour les femmes peu communes ! Il fallait un certain aplomb pour s’introduire ainsi au milieu d’une troupe de chasseurs. De l’effronterie même ! Mais sa beauté excusait bien des insolences. Anne en serait sans doute furieuse mais la nouvelle comtesse paraissait souffrir la comparaison avec elle.
- Pardonnez-moi, je sais que mon comportement doit vous paraître pour le moins excentrique, mais je n’ai pu résister à l’envie de tirer quelques flèches.
Montmorency la regardait, fasciné.
- Palsambleu, vous avez réussi à monter Tornade ! Moi-même je peine à apprivoiser cet animal.
- Il vous manque peut-être un peu de douceur féminine pour le dompter, répondit la jeune femme en souriant.
- Et vous êtes l’auteur de ce tir, continua-t-il en désignant l’oiseau.
- Oui, monseigneur.
- Tudieu, avec une telle épouse, votre mari doit être le meilleur chasseur de France. Je regrette d’autant plus de ne pas l’avoir à nos côtés.
Evidemment, elle ne pouvait être que le faire-valoir d’un homme !
- Permettez-moi de ne pas partager vos regrets, cher duc, intervint le prince. Le comte de La Fère est peut-être un chasseur hors pair mais son épouse est sans nul doute un bien plus gracieux compagnon de chasse… Je suis charmé, comtesse.
- Vous ne domptez pas que les chevaux, madame, déclara Montmorency. Qu’importe l’étiquette, voulez-vous vous joindre à nous ?
- C’est trop d’honneur, monseigneur, répondit la jeune femme en s’inclinant.
Cette partie de chasse s’avérait moins ennuyeuse qu’il ne l’avait craint, songeait Gaston d’Orléans en détaillant la silhouette élancée de cette belle et extravagante comtesse.

Dans le carrosse qui les ramenait à Toulouse, un petit sourire satisfait courait sur les lèvres d’Aramis. Pour la première fois depuis bien des jours, elle avait le sentiment de ne pas juste subir les événements mais d’agir réellement. Pour une femme qui avait toujours mis un point d’honneur à ne jamais faillir face aux coups du destin, cela n’avait pas de prix. Et la colère qu’avait dû contenir Anne de Coulanges en la voyant revenir à cheval entre Montmorency et Gaston d’Orléans augmentait encore sa satisfaction.
- Vous n’avez guère été prudente, Aramis, lui dit Athos sobrement.
- Je crois que la prudence n’est pas une qualité qu’on peut attendre d’une femme assez folle pour passer plus de six années sous l’uniforme des mousquetaires ! répondit-elle avec un petit rire.
Il sourit. Il n’était pas vraiment fâché. Elle était passée pour une aristocrate excentrique mais elle avait atteint son but, Montmorency les avait conviés dans sa résidence sans les autres courtisans. Seul l’intérêt qu’elle avait visiblement éveillé chez Gaston d’Orléans lui déplaisait vraiment… Il n’était pas jaloux, bien sûr. Ce n’était pas comme si elle était réellement la comtesse de La Fère. Mais le frère du roi était un jouisseur débauché, un libertin arriviste. C’était le dernier homme qu’Athos voulait voir s’approcher d’Aramis.
- Que s’est-il passé avec Anne pour que vous sautiez sur le cheval de plus ombrageux de l’écurie ?
- Elle m’a giflée… enfin c’était plus une pichenette mais elle y avait mis toute la force de sa main délicate !
- Mais pourquoi ?
- Je crois qu’elle était déçue de ma réaction à ses confidences.
L’évocation de sa conversation avec Anne semblait l’amuser au plus haut point.
- Quelles confidences ?
Le sourire d’Aramis s’élargit.
- Figurez-vous que vous êtes un étalon insatiable, mon cher Olivier !
Athos rougit légèrement tandis que la jeune femme éclatait de rire.
- Ne me dites pas qu’après toutes ces années, vous l’ignoriez, répondit-il en se forçant à prendre un ton détaché et amusé.
Elle riait de plus belle.
- Mais qu’y a-t-il de si drôle ?
- Elle espérait me rendre jalouse… Cette femme est tellement ridicule avec ses pitoyables attaques…
Elle en pleurait de rire… Athos se forçait à sourire mais cette hilarité le piquait désagréablement après les nuits qu’il venait de passer à ses côtés à contenir le désir obsédant qu’elle avait allumé en lui sans même s’en rendre compte.
  1 - Une proposition du capitaine
2 - La maîtresse d'Athos
3 - Corps de femme
4 - Imbroglio
5 - Blessures
6 - Lettres volées
7 - Confidences
8 - Aux portes d’Orléans
9 - Un fantôme du passé
10 - En Gascogne
11 - Contre-attaque
12 - A la lueur des flammes
13 - Retour à Paris
14 - Déplaisante mission
15 - Une raison de vivre
16 - Humiliations
17 - Préparation
18 - Bal à Toulouse
19 - L’histoire d’Olivier
20 - Un mur tombe
21 - La marquise de Coulanges
22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac
23 - Partie de chasse
24 - Poison
25 - Sécession
26 - Au parlement de Toulouse
27 - Captifs
28 - Déroute
29 - Fuite
30 - Aveuglement
31 - Retour à la maison
32 - A bride abattue
33 - Sur la tombe