22 - Courtisans dans la forêt de MauressacLa tenue de chasse rouge grenat qu’avait
confectionnée Maître Bonacieux était
exactement le type de vêtements qu’aurait
portés Renée d’Herblay à
vingt-deux ans. Souple et confortable, la robe de lin aux manches
bouffantes se resserrait sous les seins et jusqu’en haut des
reins tout en permettant une grande amplitude de mouvements. Elle
était très féminine mais sans
fanfreluches. Il devait être possible de monter à
cheval avec une telle robe, d’autant qu’elle se
portait avec une paire de bottines, certes moins confortables que ces
bottes de mousquetaires, mais maintenant bien la cheville et avec un
talon assez large pour qu’Aramis n’ait pas
l’impression de faire du funambulisme.
Posant sur ses cheveux laissés libres
l’élégant chapeau assorti, Aramis avait
l’impression, pour la première fois depuis six
ans, de voir Renée d’Herblay dans le miroir. Dans
la luxueuse robe de bal, Aramis avait vu dans son reflet une
étrangère lui ressemblant, mais là, la
femme qui lui faisait face était Renée. Une
Renée assurément plus âgée
mais curieusement, ses traits n’en étaient devenus
que plus féminins… comme si, cachée
derrière l’uniforme, la femme avait
silencieusement continué à prendre de
l’ampleur.
- Aramis, promettez-moi de ne pas essayer d’enlever cette
robe sans moi cette fois-ci ! supplia
Hélène les yeux brillant
d’espièglerie.
Non… Hélène n’allait pas
faire ça…
Penaude, Aramis détourna les yeux quand
Hélène exhiba devant ses compagnons la superbe
robe de bal que la jeune femme avait déchirée en
la retirant. La malheureuse toilette était en lambeaux. Le
corsage était fendu en deux, les manches
arrachées, quant aux jupons, ils étaient
totalement lacérés. Les quatre hommes la
regardèrent un instant l’air pantois. Il
était évident que même le
déshabillage le plus maladroit n’aurait pas pu
mettre un vêtement dans un tel état…
Elle était tellement furieuse ce soir-là
qu’elle l’avait volontairement et rageusement
réduit en charpie.
- Ventrebleu, même dans mes plus grandes nuits de passion, je
n’ai jamais déchiré une robe de la
sorte ! s’écria Porthos. Heureusement que
vous n’êtes pas un homme, vos maîtresses
seraient obligées de refaire toute leur garde-robe !
Ils éclatèrent de rire tandis qu’Aramis
espérait que le chapeau cachait un peu le rouge qui avait
couvert son visage. Ignorant la plaisanterie de Porthos, elle tenta de
conserver un air très digne en répondant
à Hélène :
- C’est une des rares robes dans laquelle je puisse monter
à cheval. Soyez sûre que je vais en prendre un
soin jaloux !
- Vous savez quand même que vous n’allez pas
chevaucher aujourd’hui, l’interrompit Barjac
sobrement. Les femmes ne participent pas à la chasse, elles
attendent les hommes sous les tentes.
- Charmant ! grimaça Aramis. Non seulement je vais
jouer les potiches mais en plus j’aurais le bonheur de faire
la causette avec la marquise de Coulanges pendant que
« mon mari »
s’amuse ! Je vous jure que de retour à
Paris, le capitaine subira les pires supplices !
Etait-ce sa réconciliation avec Athos qui adoucissait autant
son humeur ? Deux jours auparavant, elle aurait
fulminé tandis qu’aujourd’hui,
même si elle était déçue et
dépitée, elle se contentait de plaisanter.
- Allons Aramis, intervint Athos en souriant. Le capitaine a pris grand
soin de vous rendre cette mission agréable. Il vous a fait
confectionner les plus belles toilettes et en plus, vous a choisi
l’époux le plus charmant dont une femme puisse
rêver. Toutes les femmes vont vous envier !
- Vantard ! répliqua-t-elle en lui assenant une
claque dans la nuque.
Son sourire amusé indiquait qu’elle
n’était pas
fâchée… Depuis leur
réconciliation, l’atmosphère
était redevenue enjouée et badine.
De larges tentes étaient dressées au milieu de la
forêt non loin d’un village du nom de Mauressac.
Les chiens s’excitaient et chevaux et palefreniers
s’agitaient tandis que les aristocrates arrivaient petit
à petit. A leurs riches atours, Aramis réalisait
qu’il ne s’agissait pas d’une partie de
chasse mais d’un événement mondain
auquel chacun tentait de paraître à son avantage
pour plaire au duc. L’hypocrisie de ces courtisans intrigants
l’avait toujours écœurée.
C’était aussi pour cela qu’elle
s’était sentie si bien quand elle avait connu les
relations franches et sans affectation des mousquetaires.
- De serviles flagorneurs… murmura Athos avec
mépris.
Elle sourit. Ils avaient la même façon
d’appréhender le monde, le même
idéal de droiture et d’honneur. Pendant leur
brouille, elle avait été comme amputée
d’une partie d’elle-même. Depuis
qu’ils s’étaient retrouvés,
elle était entière à nouveau.
Sa plaisanterie n’avait pas été
tellement dénuée de bon sens. Elle percevait bien
les regards envieux et admiratifs qui se posaient sur eux…
Il fallait reconnaître qu’Athos avait bien plus
d’allure que la plupart des hobereaux présents. Sa
stature de soldat avec ses larges épaules, son torse
puissant sans la moindre adiposité qui s’affinait
au niveau des hanches, ses fesses et ses jambes solides
éveillaient sans doute le désir des dames. Il
était solidement charpenté sans être
massif comme Porthos. Ses traits volontaires et harmonieux
associés à son teint halé, ses yeux
d’un bleu sombre et ses cheveux d’un noir de jais
lui conféraient une beauté ombrageuse propre
à séduire bien des femmes. Le capitaine avait eu
raison. L’intelligence de son regard, la noblesse de sa mise,
l’énergie, la droiture et le courage qui se
dégageaient de sa personne faisaient d’Athos
l’homme le plus à même
d’approcher le duc de Montmorency. Aramis secoua
légèrement la tête.
Décidément, cela ne lui réussissait
pas de porter une robe. Elle se mettait à regarder ses
compagnons de manière un peu trop féminine
à son goût…
Elle devait pourtant admettre que d’être
habillée comme une femme après toutes ces
années ne lui déplaisait pas autant
qu’elle l’aurait cru. Même si elle avait
hâte de retrouver ses vêtements de mousquetaires et
que le comportement docile et effacé qu’on
attendait d’elle en tant que femme l’horripilait,
il n’était pas désagréable
de sentir le regard charmé que les hommes posaient sur elle.
Elle avait oublié qu’elle pouvait être
belle et désirable… Peut-être
était-ce superficiel et vaniteux mais une fois tous les six
ans, cela faisait plaisir d’être un objet de
désir.
Ils entrèrent dans la tente centrale. Henri de Montmorency
manifesta une vive satisfaction en les apercevant.
- Monsieur le Comte, je suis ravi de vous voir parmi nous.
- C’est trop d’honneur, monseigneur,
répondit Athos en s’inclinant.
- Et votre épouse est toujours un ravissement pour les yeux.
- Monseigneur, fit Aramis en rougissant.
- Permettez que je vous présente un hôte de
marque…
Il les entraîna au fond de la tente où
étaient assis la marquise et un homme au visage hautain et
impérieux. A ses traits si caractéristiques des
Bourbons, Athos et Aramis reconnurent Gaston
d’Orléans.
- Sire, lui dit Montmorency. Permettez-moi de vous présenter
le comte et la comtesse de La Fère.
A la lueur qui s’alluma dans les yeux du prince, les deux
mousquetaires surent instantanément qu’il
n’ignorait rien de l’amour d’Olivier de
La Fère pour Anne de Breuil, et à son mince
sourire, ils devinèrent que cette situation amusait beaucoup
le frère du roi.
Le duc de Montmorency continuait à parler à
Athos :
- Souhaitez-vous vous joindre à nous pour cette partie de
chasse ?
Il avait vraiment la faveur du duc s’il lui proposait de
rejoindre le peloton de tête de cette chasse… Mais
Anne de Coulanges n’allait pas laisser son ancien
époux s’approcher trop près de son
amant.
- Henri, puis-je vous parler en privé ?
intervint-elle.
Ils s’éloignèrent un instant laissant
Aramis et Athos face au prince.
- Le comte et la comtesse de La Fère,
répéta-t-il. Enchanté de vous
rencontrer.
Son regard s’attarda sur la jeune femme blonde avec un
intérêt non dissimulé.
- Vous avez un goût très sûr en ce qui
concerne les femmes, cher comte, fit Gaston
d’Orléans sibyllin.
Comment tous ces hommes pouvaient-ils ainsi parler d’elle
comme si elle était absente ? Elle, le mousquetaire
qui pouvait interpeller le roi ! Elle qui pouvait tenir toute
une garnison en respect ! En tant que femme, elle ne valait
pas plus qu’un cheval. Voire même moins. Elle
n’était qu’un étalon par
lequel on jaugeait son « mari ».
A la réflexion, être une femme même une
fois tous les six ans, c’était bien trop !
Elle serrait les poings de colère et d’humiliation
enfonçant ses ongles dans sa chair quand Athos enveloppa sa
main de la sienne. Pouvait-il comprendre la frustration
qu’elle éprouvait à être
traitée de la sorte ? Pour lui, il ne devait rien y
avoir d’anormal à cela. Une femme
n’était qu’un objet, charmant
peut-être, mais un objet tout de même ! Le
regard qu’il posa sur elle apaisa sa morgue. Pour lui, elle
n’était pas un objet et ne le serait jamais. Elle
était Aramis, son ami, son camarade. Un être bien
vivant et estimable.
Henri de Montmorency revenait l’air
désolé accompagné d’Anne de
Coulanges dont le visage n’exprimait que la plus respectable
des politesses.
- Je suis fort ennuyé cher comte, les lourdeurs
protocolaires m’imposent de placer des pédants
à nos côtés pour cette chasse.
- Croyez que ce n’est que partie remise, ajouta Anne affable.
Ce sera un plaisir de vous recevoir à notre hôtel
de Toulouse. Je vais même agencer cela avec la comtesse
pendant que vous chasserez… N’est-ce pas,
madame ? Cela nous donnera l’occasion de faire
connaissance.
Montmorency devait être convaincu que
c’était un bon compromis pour ne pas froisser
Olivier de La Fère ; ce fut Athos qui
frémit en serrant plus fort la main d’Aramis.
Avant de partir pour la chasse, il se pencha à
l’oreille de sa compagne et lui murmura :
- Prenez garde à vous, Aramis. N’oubliez pas que
cette femme est un démon !
La jeune femme éclata de rire.
- Que voulez-vous donc qu’elle me fasse ?
Qu’elle me séduise avec sa sensualité
débridée ou qu’elle m’attaque
avec son éventail ?
- Soyez sérieuse ! Ce n’est
sûrement pas sans raison qu’elle veut
s’entretenir avec vous !
- Peut-être, mais elle ignore que je ne suis pas la
délicate et fragile comtesse de La Fère. Ne vous
inquiétez pas pour moi, je n’ai rien à
craindre de cette créature.
Aramis bouleversait toute la vision qu’Athos avait de la
femme. On lui avait appris que les femmes étaient de
créatures délicates, dociles et
effacées qu’il fallait protéger.
Même si Anne l’avait
dégoûté des femmes, il avait
continué à penser qu’elles
étaient des êtres faibles qu’un
gentilhomme devait défendre. Et maintenant, il
était face à Aramis, cette femme qui
était son compagnon d’armes, qui avait
passé des heures à galoper à ses
côtés jusqu’à
l’épuisement, qui lui avait sauvé
maintes fois la vie, cette femme qui était un des meilleurs
soldats de France, une femme qui n’avait pas besoin de la
protection d’un homme. Aramis était forte,
audacieuse, téméraire. Elle ressemblait si peu
à toutes les femmes qu’il avait eues. Aramis
gardait toujours la tête haute, le menton relevé
regardant ses interlocuteurs droit dans les yeux tandis que les autres
femmes levaient timidement vers lui des yeux langoureux. Les femmes
qu’il connaissait l’écoutaient parler
dévotement, Aramis n’hésitait pas
à l’interrompre, à le rappeler
à l’ordre avec autorité. Pourtant cette
femme fière, têtue et rebelle, lui paraissait plus
touchante que toutes les autres.
Comme il était étrange que
l’éclat d’Anne ait pâli si
vite. Pendant onze ans, il n’avait cessé de la
désirer, son corps l’avait regrettée
chaque nuit. Aujourd’hui, il réalisait que ses
souvenirs l’avaient parée de toutes les
séductions et il ne voyait qu’une femme belle
certes mais d’une beauté sans âme. Son
visage parfait n’exprimait jamais aucune émotion
sincère. Elle portait le masque de la parfaite aristocrate,
mais tout en elle était feint. Paradoxalement, Aramis,
même dissimulée derrière son uniforme
de mousquetaire, était la femme la plus authentique
qu’il ait connue. Ses émotions, ses enthousiasmes
comme ses emportements, éclataient dans ses yeux. Elle
cachait son sexe mais elle montrait son âme... et Athos
n’en avait jamais vue de plus belle. |
|
1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
|