20 - Un mur tombeLa porte se referma sur la chambre qu’Athos et Aramis
devaient partager en tant que comte et comtesse de La Fère.
La jeune femme sentait le regard de son compagnon derrière
elle tandis qu’elle fixait le grand lit à
baldaquin. Même si le lit était assez large pour
qu’ils ne risquent pas de se toucher, elle se sentait trop
femme pour ne pas être gênée par cette
proximité…
Pourquoi n’arrivait-elle pas à détester
Athos après tout ce qu’il lui avait dit ?
Sa détresse face à son ancienne épouse
la touchait profondément. Le récit de
l’histoire d’Olivier de La Fère
éclairait tant la personnalité d’Athos.
Elle avait tellement envie de lui dire qu’elle le comprenait,
de lui faire sentir la force de son amitié… Leur
colère avait dressé un mur entre eux mais
derrière ce mur, Aramis savait que son affection pour Athos
restait inchangée.
- Aramis…
La voix du mousquetaire n’était qu’un
souffle. Il vit la jeune femme tressaillir,
c’était la première fois depuis Blois
qu’il l’appelait de nouveau ainsi. De dos, elle
semblait tellement frêle et vulnérable avec ses
épaules étroites que dessinait la
légère chemise, sa taille fine et ses cheveux
emmêlés descendant dans le creux de ses
reins… Il voulait lui demander pardon. La honte et le
remords l’étouffaient… Les mots
restaient coincés dans son cœur.
- Comment pouvez-vous être un aussi bon
mousquetaire ?
Ce n’était absolument pas ce qu’il
voulait lui dire mais au moins la morgue dont il avait fait preuve
à son égard avait disparu de sa voix.
- Comment cela ? demanda-t-elle en lui faisant face.
Etonnant comme l’énergie de ses traits la faisait
paraître plus imposante.
- Comment une jeune femme peut-elle être une des plus fines
lames du royaume de France ?
- Que pensez-vous Athos ? répondit-elle avec un
mince sourire. Croyez-vous que j’use de maléfices
pour défaire mes adversaires ?... Non,
j’ai juste eu une éducation peu conventionnelle
pour une jeune fille. Je savais manier
l’épée avant de savoir lire. Mon
père était un soldat et
j’étais son seul enfant. Il m’a appris
tout ce qu’il savait et il savait surtout se
battre…Voyez-vous, être une femme peut
être un atout dans un combat. Je suis plus souple et plus
légère que mes adversaires, cela me rend plus
rapide… Je sais évaluer les forces et les
faiblesses de mes ennemis et réagir vite et ce
n’est pas une question de sexe. Les femmes aussi sont
capables de penser !... Ce qui a été
dur, cela a été d’arriver à
acquérir la force physique d’un homme. Mais vous
avez assez souvent instruit de jeunes apprentis pour savoir
qu’avec de l’entraînement, on arrive
à bien des choses.
Il sentait toute la fierté qu’elle
éprouvait à avoir avec sa seule
volonté dépassé les limites de son
sexe.
- Pourquoi Aramis ? Pourquoi tant d’efforts et de
mensonges ? Pourquoi une femme choisit-elle de devenir un
soldat ?
Elle avait déjà parlé de
François et il ne comprenait toujours pas. Mais elle
n’allait pas rejeter cette amorce de dialogue en eux.
- Il y a toujours eu des femmes soldats, Athos. Pensez à
Jeanne d’Arc ou aux amazones ! De tous temps, il y a
eu des femmes qui ont combattu comme des hommes… Ce
n’était pas mon rêve, vous savez.
J’ai choisi ma vie en fonction des cartes que le destin
m’avait distribuées. J’aurais
préféré être
l’épouse de l’homme que
j’aimais, porter ses enfants, vieillir à ses
côtés, plutôt que de devenir un
mousquetaire qui dissimule sa vraie nature même à
ses meilleurs amis. Mais on ne m’a pas laissé ce
choix. Du jour où l’on a tué
François, mon destin a été
plié. Rester une femme signifiait être vendue
à un homme méprisable, je
préférais passer ma vie derrière un
uniforme et venger mon amour !
Elle plongea ses yeux enflammés dans les siens.
- Qu’auriez-vous fait, Athos, si la femme que vous aimiez
n’avait pas été cette fourbe
d’Anne de Breuil, mais une femme sincère et
aimante et qu’on l’avait
assassinée ? Qu’auriez-vous fait si des
criminels vous avaient arraché le seul être qui
pouvait vous rendre heureux ? N’auriez-vous pas
été prêt à tout,
même aux pires folies, pour le venger ?
Il avait déjà entendu son récit, mais
cette fois-ci, il l’écoutait avec son
cœur. La trahison d’Anne avait laissé en
lui une haine profonde pour toutes les femmes. Dix ans plus tard, face
à cette femme qui avait si longtemps combattu à
ses côtés, cette femme qui avait
renoncé à toute une part
d’elle-même pour venger son amour, sa haine
disparaissait… Il existait donc des femmes qui aimaient avec
autant de passion, des femmes capables de tant de courage et de
sacrifice. Comme l’homme qui suscitait un tel amour devait
être heureux !
Il la regardait comme s’il la voyait pour la
première fois. Elle était Aramis, elle
était son ami, son compagnon d’armes, franc, loyal
et déterminé, plein de courage et
d’audace et elle était aussi Renée, pas
la créature diabolique qu’il avait
imaginé, mais une femme tendre et passionnée,
capable du don de soi le plus absolu. Ces deux visages ne
s’opposaient pas mais se complétaient.
Jamais il n’avait rencontré une telle femme. Elle
était une flamme ardente qui réchauffait son
cœur éteint depuis plus d’une
décennie… et il avait voulu lui faire tant de
mal. Il l’avait tellement détestée, il
avait cherché à la blesser avec une telle
cruauté. Il n’était qu’un
misérable. Il n’arrivait même pas
à lui demander pardon.
- Pourquoi nous avoir caché la
vérité ?
- Vous le demandez, répondit-elle interloquée.
Regardez ce qui se passe depuis que vous savez la
vérité ! Ma vie est devenue infernale.
Porthos est surprotecteur, j’ai beau lui faire les pires
plaisanteries, il ne s’énerve plus, sans parler de
ses regards gênants, D’Artagnan semble me prendre
pour la personne la plus malheureuse du monde, un vieux Toulousain
acariâtre me verse des seaux d’eau
glacée sur la tête quand j’ai le malheur
de boire trop et le capitaine me force à porter des robes
inconfortables et à partager mes nuits avec vous qui
m’insultez constamment depuis des jours. Croyez-moi, si
j’avais pu, j’aurais emporté mon secret
dans la tombe !
Malgré son ton détaché, il sentait
bien la souffrance et les reproches contenus dans ses paroles.
- Je suis un imbécile. Je me suis conduit comme le dernier
des rustres, grossier, cruel et injuste.
Aramis ne savait comment réagir. Que
s’était-il passé pour
qu’Athos se décide à casser le mur qui
les séparait ? Il y a moins d’une heure,
il l'injuriait encore. Et elle, si ferme et
déterminée, si fière et orgueilleuse
ne souhaitait que lui pardonner toutes ses insultes.
Le secret d’Athos les avait
révélés encore plus semblables
qu’ils ne l’avaient cru. La souffrance
d’Olivier faisait écho à celle de
Renée. Tous deux avaient connu un amour passionné
et tragique. Tous deux avaient renoncé à leur nom
et à leur passé. Elle comprenait mieux pourquoi
leur amitié leur avait été si
précieuse. Inconsciemment, ils avaient vu dans le
cœur de l’autre le reflet de leur propre
cœur, avec leurs blessures et leurs
fantômes… Plus que jamais, Athos lui
était cher mais ce brusque revirement la
déstabilisait.
- Que me vaut ce soudain sursaut de lucidité ?
demanda-t-elle d’une voix plus sèche
qu’elle ne l’aurait voulue.
- Je mérite cent fois votre courroux et je ne vous
reprocherai pas de me haïr à
présent… Je voudrais juste que vous compreniez
que je croyais sincèrement avoir perdu mon meilleur ami.
J’ai pensé que tout en vous n’avait
été que mensonge et perfidie et
l’idée qu’Aramis puisse ne pas exister
me rendait furieux et
désespéré… Ma
colère et ma haine de toutes les femmes
m’aveuglaient et j’étais incapable de
réaliser que vous étiez toujours l’ami
fidèle et intrépide qui comptait si fort pour
moi. Je ne voyais pas que vous étiez juste encore plus
courageuse et volontaire que je ne le croyais.
L’étau qui oppressait le cœur
d’Aramis se desserrait enfin. Elle n’avait pas
perdu l’amitié d’Athos.
Derrière le mur de colère qu’il avait
construit, ses sentiments à son égard
étaient restés les mêmes. Ses
compagnons l’acceptaient donc malgré ses
mensonges. Elle pouvait continuer à être
Aramis…
Naturellement, elle se pressa contre lui pour lui signifier son pardon.
C’était une étreinte purement
fraternelle, simple et amicale comme elle aurait pu en avoir avec
Porthos ou D’Artagnan… Pourtant Athos
était troublé par le contact étroit du
corps de la jeune femme. Malgré les bandages qui enserraient
son buste, il sentait ses seins qui palpitaient sous le tissu de la
chemise. Des mèches dorées caressaient son
visage, l’enivrant de leur parfum… Il aurait suffi
d’un simple geste pour qu’il retrouve le chemin de
ses lèvres… Ses lèvres si chaudes et
si douces… Elle ne se rendait compte de rien, elle se
réconciliait avec son ami et compagnon d’armes.
Elle n’imaginait pas les images qui étaient en
train d’envahir sa tête. Si elle avait su, elle
l’aurait foudroyé sur place. Il peinait
à contenir le désir qui montait en lui mais il ne
voulait pas plus mettre fin à ce contact.
Juste un baiser… Il avait faim du goût
sucré de ses lèvres… Non... Il
revoyait la fureur de son visage éclairé par les
flammes quand il l’avait embrassée au retour de
Blois. Même si aujourd’hui, son désir
était sincère et profond, elle ne lui
pardonnerait pas un nouveau baiser. Surtout après ce
qu’il lui avait dit la veille. Peut-être
même croirait-elle qu’il ne
s’était excusé que pour
l’humilier à nouveau. Il avait
déjà failli détruire leur
amitié, jamais il ne la remettrait en péril pour
des désirs éperdus… Il savait bien
qu’elle le repousserait avec indignation. Elle
n’avait rien de commun avec toutes les femmes qu’il
avait eues auparavant. Elle était entière et
passionnée. Elle ne se donnerait qu’à
un homme dont elle serait éperdument amoureuse, et Athos
n’était pas cet homme.
Elle s’écarta de lui en souriant.
- Nous devrions nous coucher… Je ne sais pas vous, mais
j’ai très peu dormi ces derniers jours.
Elle se glissa sous les draps. Elle devait être
gênée de cette proximité
forcée car elle conservait ses vêtements
d’homme.
- Je peux aller dormir sur un fauteuil dans le salon.
- Non Athos. Barjac a raison, nous devons donner l’illusion
d’être un jeune couple amoureux.
Epuisée par cette journée et soulagée
par sa réconciliation avec Athos, elle s’abandonna
très vite dans un sommeil réparateur.
Son compagnon regardait son visage paisible avec émotion. Il
n’aurait jamais cru pouvoir être autant
attiré par une blonde en pantalon. Elle était si
différente des femmes voluptueuses qu’il
désirait habituellement… et pourtant,
même s’il ne le réalisait pas encore
vraiment, il n’y avait pas que le mur de colère
dressé entre Athos et Aramis qui était
tombé cette nuit. La cuirasse qui emprisonnait le
cœur d’Olivier de La Fère depuis onze
ans se fissurait. |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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