2 - La maîtresse d'AthosAramis n’avait encore jamais rencontré
Hélène Rigaud mais dès que la
bourgeoise entra dans la salle de bal, elle sut qu’il
s’agissait de la maîtresse d’Athos.
Depuis six ans, elle avait vu de nombreuses femmes passer dans les bras
d’Athos et toutes semblaient sorties du même moule.
D’à peine vingt ans, elle irradiait une
féminité sensuelle propre à exciter
tous les hommes qui l’approchaient. Petite et pulpeuse, elle
paraissait être l’incarnation même de la
femme. Tous ses gestes étaient gracieux et
mesurés. Son beau visage aux traits réguliers
était illuminé par de grands yeux verts
pétillants de malice. De magnifiques cheveux d’un
brun sombre tombaient délicatement le long de son dos en
boucles trop soignées pour être naturelles. Le
tableau aurait été parfait si elle
n’avait été au bras d’un
vieil homme dégarni qui semblait véritablement
repoussant à côté d’une telle
beauté.
- C’est son mari ? murmura Aramis à
l’oreille d’Athos.
- Oui… Pauvre homme contraint de voir sa femme se faire
courtiser sous ses yeux !
- Quand à cinquante ans on épouse une femme de
seize ans, il ne faut pas se plaindre de se faire pousser des
cornes ! répliqua Aramis le regard dur.
En regardant le couple, elle ne pouvait s’empêcher
d’imaginer l’horreur que cela avait dû
être pour l’innocente jeune fille
qu’avait été
Hélène d’appartenir à cet
hideux vieillard. Elle serrait les poings en songeant
qu’élevée dans l’ignorance et
à peine sortie de l’enfance, cette femme devait
sans doute rêver d’amour éternel quand
on l’avait mariée à un homme assez
âgé pour être son grand-père.
Son corps avait à peine eu le temps de
s’éveiller au désir qu’on
l’avait donné à un vieil
homme… Pauvre petite ! Pas étonnant
qu’elle cherche à s’étourdir
auprès de jeunes amants ! Des amants qui, comme son
mari, jouissaient d’elle en la méprisant.
Elle ne quittait pas Hélène Rigaud des yeux. Si
elle avait regardé Athos, il aurait lu la colère
qu’elle ressentait à cet instant. Athos
était le meilleur des amis, le plus fidèle des
compagnons de combat et Aramis se serait jetée dans les
flammes pour lui… mais comme amant, elle ne
l’aurait souhaité à aucune femme. Il
semblait galant et prévenant, mais quand il retrouvait ses
amis, il se révélait méprisant et
impitoyable à l’égard des femmes qui
s’étaient offertes à lui. Il donnait
tout à ses amis mais en amour, son cœur
était froid et sec.
Hélène n’avait rien de commun avec
Renée, pourtant Aramis ne pouvait
s’empêcher de songer que leurs vies auraient
été semblables si elle était
restée une femme. Elle aurait dû appartenir
à un homme odieux… sans doute rapidement
serait-elle arrivée à un telle
dégoût d’elle-même
qu’elle aurait tenté de s’oublier dans
des bras jeunes et vigoureux. Comment Hélène
pouvait-elle sembler si pétillante ? Dans une telle
vie, Renée aurait été
brisée de l’intérieur… Non,
elle n’aurait jamais supporté cela ! Elle
pouvait endurer bien des souffrances mais elle n’aurait
jamais pu accepter de ne pas s’appartenir. Elle payait
très cher cette liberté mais au moins, elle ne
serait jamais un objet entre les mains d’un homme. Le seul
qui l’ait approchée l’avait
réellement aimée… Cette pauvre
Hélène ne pouvait malheureusement pas en dire
autant.
Sans doute était-elle encore perturbée par sa
conversation avec le capitaine, mais Aramis sentait monter en elle une
profonde pitié pour cette femme belle et si peu
aimée. Elle aurait voulu serrer la jeune femme comme une
enfant et lui murmurer qu’elle valait bien mieux que les
hommes qui l’avaient enchaînée dans
cette triste existence.
Athos regrettait d’avoir entraîné Aramis
chez Madame Posson. Il avait pensé que cette
soirée le distrairait. D’habitude, ils
s’amusaient follement au milieu des mondanités,
ils rivalisaient d’esprit pour railler les
invités. Aramis avait une langue
acérée, surtout quand il s’agissait de
se moquer des minauderies des élégantes ou des
courbettes des damoiseaux se dandinant tels des coqs devant un
poulailler. Ils avaient toutes les peines du monde à
réprimer leurs fous-rires… Mais ce soir, Aramis
était impénétrable.
Depuis qu’ils se connaissaient, Athos avait
été frappé par le halo de tristesse
qui s’émanait du jeune mousquetaire.
Même dans les moments de rire et de gaieté, il lui
semblait voir ce voile de mélancolie au fond des yeux de son
ami. Il avait longtemps espéré
qu’Aramis s’en confie à lui mais il
était bien placé pour savoir qu’il y
avait des blessures qu’un homme
préférait dissimuler même à
ses meilleurs amis. Cette souffrance inconnue ne lui avait rendu son
ami que plus proche.
Mais depuis quelques semaines, depuis le départ de
D’Artagnan précisément, il
s’inquiétait vraiment pour lui. Il lui semblait
que la tristesse était devenue plus intense et
qu’une certaine lassitude s’y ajoutait. Aramis
restait silencieux pendant de longues heures et son visage exprimait
des émotions étranges et contradictoires.
Athos observait son profil incroyablement régulier qui
couvrait Hélène Rigaud d’un regard
douloureux. Jamais Aramis n’avait regardé une
femme avec une telle intensité… Athos se moquait
bien d’Hélène et la lui
céderait sans hésiter, mais ce regard
l’inquiétait.
Ils auraient mieux fait d’aller à la
taverne !
Après avoir salué plusieurs convives et que son
mari se soit installé avec deux aristocrates,
Hélène Rigaud se rapprocha des deux mousquetaires.
- Bonjour, monsieur Athos, quelle joie de voir de valeureux
mousquetaires parmi nous !
Elle baissait pudiquement les yeux. Comme toute femme bien
née, elle se devait de conserver toujours une certaine
réserve en société. Quels que soient
les élans de son cœur, elle ne pouvait rien
laisser paraître. Son mari se moquait sans doute de ses
infidélités mais pas des règles de la
bienséance.
Hélène posa un regard discret sur le compagnon
d’Athos. Ses yeux s’attardèrent
malgré eux sur le jeune homme blond aux traits doux et
tendres… Aramis était habituée
à produire cet effet sur les femmes. Peut-être
était-ce dû à son aspect androgyne,
à son visage trop délicat pour un homme
associés à sa réputation de bretteur
hors pair mais Aramis exerçait une véritable
fascination sur la gente féminine. Cet aspect de son
travestissement la remplissait encore de confusion au bout de six ans.
Si Renée d’Herblay n’aimait
guère le regard que les hommes posaient sur elle –
à l’exception du regard inoubliable de
François – Aramis détestait ne sentir
que le désir des femmes sur elle. Absurdement, elle se
demanda si Renée aurait été
attirée par Aramis… Fallait-elle
qu’elle soit folle pour se poser des questions aussi
aberrantes ! Elle pesta intérieurement contre
Tréville et sa stupide proposition.
- Vous devez être monsieur Aramis, dit
Hélène d’une voix douce. Je suis
très heureuse de vous rencontrer.
- Le plaisir est pour moi, madame, répondit Aramis en
portant la main délicate
d’Hélène à ses
lèvres. On ne m’avait pas menti sur votre
beauté.
Une légère rougeur couvrit les joues de la jeune
femme brune rehaussant encore sa beauté sensuelle.
- Je vous remercie, monsieur.
- On m’a vanté votre grâce sur la piste,
j’aurais grand plaisir à la constater…
si vous le désirez bien sûr, ajouta-t-elle en
tendant sa main gantée à
Hélène.
En entrant sur la piste, Aramis se demandait quelle folie
l’avait frappée. Voulait-elle se prouver
qu’elle n’avait plus rien en commun avec la jeune
Renée d’Herblay ? Etait-elle mue par la
pitié qu’elle ressentait pour
l’épouse du vieux bourgeois ? Elle
réalisait un peu tard que si elle voulait jouer les hommes,
elle aurait pu inviter une autre femme que la maîtresse
d’Athos… En même temps, il lui
était difficile de concevoir qu’Athos puisse la
voir comme un rival.
- Oserais-je vous dire que vous êtes un scandale pour toutes
les femmes ? lui murmura Hélène alors
qu’ils dansaient.
- Pardon ?
- J’aurais rêvé d’une
chevelure d’un blond si pur… Des cheveux pareils
chez un homme, c’est une insulte pour chacune
d’entre nous ! déclara-t-elle en souriant.
- J’ai peine à croire que vous puissiez envier
n’importe quelle chevelure, répondit Aramis avec
un sourire. Vous êtes magnifique et cette coiffure est une
merveille.
Elle était sincère. Elle se souvenait assez de
l’époque où elle était une
noble jeune fille pour deviner les efforts
qu’Hélène avait dus fournir pour
présenter cette apparence de perfection. Aramis songeait que
son amant déferait sans la remarquer cette coiffure parfaite
qu’Hélène avait obtenue au prix de
longues heures sous le fer, qu’il ôterait sans
précaution cette robe d’un rouge sombre
qu’Hélène avait choisie avec tant de
soins. Elle imaginait même les magnifiques chaussures que
portait Hélène et qui devaient être une
vraie torture après plusieurs danses. En pensant
à la rapidité avec laquelle elle
s’était préparée
malgré le temps passé à bander ses
seins, elle se disait qu’aucun homme
n’était en mesure d’apprécier
la beauté d’une femme…
C’était tout de même curieux, elle
prenait beaucoup moins soin de son allure qu’Athos et Porthos
qui passaient des heures chez le tailleur et pourtant même en
choisissant à dessein des vêtements de deux
tailles plus grandes, elle passait pour le mousquetaire le plus
élégant. Il n’y avait
qu’à ses cheveux qu’elle consacrait du
temps… encore qu’elle prenait soin à ce
qu’ils soient coiffés de la manière la
moins féminine possible.
- Je croyais que vous ne dansiez jamais, lui dit
Hélène.
Sang dieu, il fallait croire qu’on parlait d’Aramis
dans les salons des bourgeoises !
- Effectivement, mais vous valez bien une danse.
- Savez-vous que j’ai peine à imaginer que vous
soyez le terrible mousquetaire dont on parle
tant ?… Votre visage est tellement doux et vous
êtes si fin. J’ai l’impression que votre
taille est plus fine que la mienne !
Aramis se raidit mais elle se ravisa très vite.
- Justement madame, quand un homme possède un physique comme
le mien, il doit rivaliser d’adresse pour ne pas subir les
railleries de ses camarades.
- Oh… Je ne voulais pas vous blesser ! Vous
êtes magnifique… c’est juste que vous
dégagez une telle douceur que j’ai peine
à vous imaginer l’épée
à la main.
- Ne vous excusez pas, la franchise est une qualité rare
chez une femme du monde.
En plus, Hélène possédait un esprit
charmant… Vive, drôle et pétillante,
elle aurait vraiment mérité qu’un homme
se jette à ses pieds avec dévotion.
Malheureusement, Aramis n’était pas un homme.
Quand Aramis rejoignit Athos, elle s’attendait à
ce qu’il montre de la mauvaise humeur mais les bras
croisés sur la poitrine, il paraissait plutôt
soucieux.
- Allez-vous séduire toutes mes maîtresses
dès que je vous refuse une soirée de
beuverie ? demanda-t-il avec un certain amusement.
- J’ai juste dansé avec
Hélène.
- Et vous l’appelez déjà
Hélène… Allons Aramis, je me moque
d’Hélène mais évitez
d’afficher ostensiblement votre intérêt
en société. Son mari est un vieux grison mais il
n’aime guère voir ses cornes
étalées en public.
- Je ne suis pas l’amant de sa femme, vous êtes
bien placé pour le savoir !
- Seul compte le paraître ! Vous avez
dansé ensemble plus longtemps que la bienséance
ne l’autorisait… surtout de la part d’un
homme en général indifférent
à toutes ces belles dames !
Hélène est devenue un objet de haine pour la
moitié des parisiennes !
- Cessez de vous moquer, Athos !
- Ecoutez, reprit Athos d’un air sérieux, si
Hélène vous plaît, devenez son amant
mais soyez prudent. Son mari a des accointances avec des aristocrates
hauts placés...
- Je ne serai pas l’amant
d’Hélène ! Si vous voulez la
rejoindre, allez-y !
- Vus les regards qu’elle vous lance, je crois
qu’elle ne s’intéresse plus à
moi…
- Vu l’intérêt que vous lui portez, ce
n’est guère étonnant !
répliqua Aramis sèchement.
- Je ne vous ai jamais vu aussi intéressé par une
femme. Faites-en votre maîtresse mais évitez de
tomber amoureux d’une femme adultère.
- Je vous remercie de votre sollicitude, Athos, mais je suis assez
grand pour savoir qui je dois aimer !
Cette conversation prenait un tour qu’Aramis
n’avait pas souhaité mais le mépris
d’Athos l’exaspérait au plus haut point.
- Vous êtes aussi naïf que
D’Artagnan ! Vous ne connaissez rien aux
femmes !
A ces mots, une lueur folle quasi hystérique passa dans les
yeux d’Aramis et son visage exprima les sentiments les plus
confus.
- En effet, je ne connais rien aux femmes, répéta
Aramis comme pour elle-même.
D’un coup, elle tourna les talons et quitta la salle de bal.
Athos avait raison… Elle ne connaissait rien aux femmes.
Elle avait été une femme mais
aujourd’hui elle n’était plus ni homme
ni femme… Un être hybride, plus vraiment une
femme, jamais totalement un homme…
Athos lui attrapa la main alors qu’elle sortait dans la rue
sombre. Il semblait terriblement inquiet par le comportement de son ami.
- Aramis, que vous arrive-t-il ?
- Rien ! Cette soirée m’ennuie !
Je ne suis pas devenu mousquetaire pour passer mes soirées
au bal !
- Aramis, vous semblez soucieux depuis quelque temps… Vous
savez que je suis votre ami.
- Je vais bien. Je m’ennuie, c’est tout !
J’en viendrais presque à regretter la mort de
Milady tant la vie à Paris est devenue monotone !
- Voulez-vous que nous allions boire un verre à la
taverne ? Cela nous changera des bourgeois.
Aramis haussa les épaules et le suivit… La
tristesse brûlait toujours dans ses grands yeux bleus.
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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