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Coeur de femme

19 - L’histoire d’Olivier

Après quelques minutes durant lesquelles ses compagnons entendirent un fracas de tous les diables, Aramis ressortit du boudoir. Elle avait retiré sa robe pour un pantalon et une simple chemise. Les hommes virent aussitôt que sa poitrine était masquée de nouveau, les courbes de ses seins avaient disparu et on n’apercevait plus que la forme d’un pendentif sous sa chemise. Elle n’avait pas voulu réveiller Hélène et avait dû défaire sauvagement sa coiffure car ses cheveux étaient tout ébouriffés. Elle avait repris son épée et sa main droite en tapotait la garde. Elle ne semblait plus en colère, son regard était calme et décidé. Elle n’était plus un objet de désir, elle était Aramis. Dans des vêtements d’homme, elle pouvait être le mousquetaire craint et respecté par tous.
- Qu’est-ce que… commença Barjac.
- Taisez-vous, Barjac ! l’arrêta-t-elle aussitôt. Nous avons à parler de sujets plus importants que mes jupons !
Le Toulousain se tut. Cette femme dégageait une autorité naturelle et impérieuse… Il ne s’étonnait plus que cette jolie blonde ait pu devenir capitaine des mousquetaires. On sentait que sa volonté et sa détermination étaient sans faille. Peu d’hommes auraient osé lui tenir tête.
- Je ne sais si le capitaine a voulu nous jouer une cruelle plaisanterie en nous confiant cette mission, mais il est temps de faire tomber tous les masques… Athos, n’avez-vous rien à nous dire ?
Sa voix était ferme et le regard qu’elle posait sur Athos était inflexible. S’il ne parlait pas, elle le ferait. Pourtant, au fond de ses yeux, il vit qu’elle ne tirait aucun plaisir à le mettre ainsi au pied du mur. Si elle n’avait pensé que c’était nécessaire, elle l’aurait laissé conserver son secret… Elle ne le haïssait pas. Malgré toutes les horreurs qu’il lui avait dites, elle voyait encore en lui son ami Athos. Le mur de colère qu’il avait construit s’écroulait peu à peu.
- Vous avez raison, je dois vous parler à tous.
Comment trouver les mots pour évoquer Anne ?
- Ce soir, nous avons rencontré une femme qui avait connu le comte de La Fère, il y a plus de dix ans… Plus exactement, nous avons rencontré la femme qu’il répudia autrefois.
Les visages de ses compagnons étaient tendus, ils buvaient ses paroles.
- Nous n’avons pas été découverts car l’homme qu’elle a vu est Olivier de La Fère, même s’il a changé son nom depuis une décennie pour devenir mousquetaire…
Athos respira profondément.
- Il y a douze ans, le mousquetaire que vous connaissez n’existait pas. Il n’y avait qu’un jeune aristocrate de dix-sept ans naïf et timide du nom d’Olivier de La Fère. Il savait manier l’épée et passait des heures plongé dans les livres les plus ardus, mais s’il me croyait savant, il ne connaissait encore rien de l’âme humaine… Une femme se chargea de dessiller ses yeux d’enfant.
Plongé dans ses souvenirs, il baissait la tête en fixant ses mains… Athos n’avait jamais semblé aussi vulnérable. L’homme solide et secret révélait pour la première fois ses failles. Oubliant les événements des derniers jours, Aramis posa doucement sa main sur la sienne comme pour l’encourager à continuer.
- C’est à une fête de village qu’Olivier rencontra la jeune fille la plus magnifique qu’il ait jamais vue. Elle s’appelait Anne de Breuil. C’était la quatrième fille d’un noble désargenté, autant dire qu’elle était aussi pauvre qu’une paysanne malgré sa particule. Mais elle était belle comme le jour. Elle avait le visage d’une vierge florentine, ses yeux étaient des émeraudes et son corps promettait les plus incroyables délices. Joyeuse, pétillante tout en étant délicate et réservée, elle alluma le cœur et le corps du jeune Olivier qui vit en elle la jeune fille la plus merveilleuse et la plus pure qui soit. Il posa sa vie et son nom à ses pieds et en fit la comtesse de La Fère… Il croyait avoir épousé un ange. Leur première année de mariage passa comme un rêve. Anne était une épouse parfaite, douce, sensible et merveilleusement voluptueuse. Olivier était follement amoureux d’elle. Elle embrasait son corps comme aucune femme ne devait plus jamais le faire.
Athos s’interrompit un instant… Son récit lui était de plus en plus pénible. Perdu dans son passé, il remarqua obscurément qu’une main fine était posée sur la sienne… Ce contact l’empêchait de sombrer totalement dans ses souvenirs.
- Près d’un an après son mariage, Olivier partit chasser avec son meilleur ami. C’était un jeune homme du peuple du nom de Charles. Olivier et Charles étaient frères de lait. Ils avaient grandi ensemble. Malgré la différence sociale, une amitié sincère les unissait. Orphelins très tôt tous les deux, ils avaient été la seule famille qui leur restait…
La voix d’Athos commençait à trembler.
- C’était un jour de septembre, chaud et ensoleillé. A l’heure du déjeuner, Olivier et Charles s’arrêtèrent pour manger au cœur de la forêt. Le jeune comte était en train de déboucher une bouteille de vin quand son ami le mit en joue avec son arbalète. Charles était comme possédé. Il se mit à dire les pires atrocités à Olivier. Il l’accusait de maltraiter Anne, de lui faire subir des violences épouvantables. Il répétait qu’il allait délivrer Anne, qu’il ne souhaitait pas tuer Olivier mais qu’Anne lui avait révélé quel monstre il était… Olivier ne comprenait rien. L’homme qu’il aimait comme un frère voulait le tuer. Pourquoi racontait-il de telles absurdités sur Anne ? Il eut à peine le temps de se jeter à terre pour éviter les flèches… Ce qui se passa après, je ne le sais plus. Ma mémoire a effacé ce combat. Il me semble qu’Olivier réussit à arracher l’arbalète des mains de Charles qui l’attaqua avec son couteau. En tentant de le désarmer, Olivier tua son meilleur ami.
La main d’Aramis s’était resserrée autour de celle d’Athos.
- Devant le corps de son ami, Olivier comprit que le démon qui l’avait possédé n’était autre que son épouse. La femme qu’il aimait, qu’il couvrait d’attentions, avait demandé à son ami de l’assassiner. Le monde d’Olivier vacillait… Comme un fou, il courut chez lui. Couvert de sang, il pénétra dans la chambre de son épouse. Au regard qu’elle posa sur lui, il comprit aussitôt qu’elle était déçue de le voir en vie. Elle tenta de l’amadouer mais le masque s’était rompu et Olivier ne croyait plus en ses illusions. Alors elle lui révéla son âme. Elle cracha toute la haine qu’elle éprouvait pour lui… Le cœur d’Olivier se brisa. Anne ne l’avait épousé que pour sa fortune et son titre, elle ne rêvait que de le voir mort pour en profiter pleinement. Elle le trompait depuis le premier jour de leur mariage.
La voix d’Athos était de plus en plus dure.
- Olivier n’avait plus qu’un désir : se débarrasser de ce démon. Il lui sacrifia la moitié de sa fortune pour obtenir l’annulation de son mariage… Mais l’âme du comte de La Fère avait été trop profondément blessée. Il abandonna son nom et ses terres et disparut. Il prit le nom d’Athos et au service du roi, il tenta d’oublier son passé… mais le souvenir d’Anne continuait à le hanter. Son âme la haïssait mais son corps la désirait. Il la recherchait dans le lit d’autres femmes et il ne pourrait plus offrir son cœur à aucune d’elles.
Athos releva la tête et aperçut le regard d’Aramis qui l’enveloppait d’un halo de douceur… Comment avait-il pu la comparer à Anne ? Les deux femmes étaient aussi différentes qu’un démon peut l’être d’un ange. L’une était froide et calculatrice, l’autre droite et passionnée… Les yeux d’Anne étaient deux émeraudes glaciales, aucun sentiment ne les faisait vibrer. Dans ceux d’Aramis, il y avait le ciel et la mer, tout un foisonnement de vie et d’émotions les habitaient… Ce regard était si féminin, on y lisait toute la tendresse dont est capable un être qui peut porter la vie en son sein… Aramis avait souvent ce regard-là, comment ne l’avait-il pas remarqué ? Quel imbécile il avait été ! Aramis n’avait jamais disparu. Elle avait toujours été une femme. Malgré ses attitudes masculines, elle était féminine. Pas une féminité étouffante et dévorante comme Anne, mais une féminité douce et réconfortante qui procurait un sentiment de bien-être et de sécurité à ceux qui l’approchaient, comme s’ils se retrouvaient dans les bras d’une mère.
Il avait été tellement odieux. Jamais il n’avait fait preuve d’autant de méchanceté avec quiconque… Pourrait-elle lui pardonner sa bêtise et son acharnement ?
Comme il s’était tu, Aramis reprit la parole :
- Nous avons vu Anne au bal de Montmorency… C’est la marquise de Coulanges.
Leurs compagnons eurent un sursaut tandis qu’elle se tournait vers Barjac.
- Etiez-vous au courant ?
- Pardon ?
- Vous saviez qu’Athos était le comte de La Fère, saviez-vous que la marquise avait été sa femme ?
Sa voix était accusatrice.
- Non. Tréville l’aurait dit à Athos, je vous le jure. Nous savions peu de choses de la marquise de Coulanges jusqu’à ce soir. Quelqu’un a pris soin d’effacer les traces de son passé avant son mariage avec le marquis de Coulanges.
- Quoi qu’il en soit, reprit Athos avec une assurance retrouvée. Cette femme démoniaque et avide est devenue l’âme damnée de Gaston d’Orléans. Je suis sûre qu’elle use de son charme diabolique pour entraîner Montmorency sur les chemins de la félonie. Nous avons vu cet homme et j’ai peine à voir en lui un traître, c’est Anne qui a obscurci son esprit.
- C’est effrayant, dit D’Artagnan visiblement ébranlé. Ne pourriez-vous pas tout raconter au duc ?
- Cela ne servirait à rien, son emprise sur Montmorency est trop grande. Elle était à peine ennuyée de me voir. Elle est presque toute puissante pour le moment, il va falloir composer avec elle.
Les cinq compagnons restèrent un instant silencieux à la pensée de la terrible femme qu’il leur faudrait affronter.
- Toutefois, cette soirée n’a pas été un échec, reprit Aramis. Le duc de Montmorency a été charmé par le comte et la comtesse de La Fère et nous sommes cordialement invités à l’accompagner chasser lundi prochain.
Sur cette note positive, ils décidèrent d’aller se coucher.
  1 - Une proposition du capitaine
2 - La maîtresse d'Athos
3 - Corps de femme
4 - Imbroglio
5 - Blessures
6 - Lettres volées
7 - Confidences
8 - Aux portes d’Orléans
9 - Un fantôme du passé
10 - En Gascogne
11 - Contre-attaque
12 - A la lueur des flammes
13 - Retour à Paris
14 - Déplaisante mission
15 - Une raison de vivre
16 - Humiliations
17 - Préparation
18 - Bal à Toulouse
19 - L’histoire d’Olivier
20 - Un mur tombe
21 - La marquise de Coulanges
22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac
23 - Partie de chasse
24 - Poison
25 - Sécession
26 - Au parlement de Toulouse
27 - Captifs
28 - Déroute
29 - Fuite
30 - Aveuglement
31 - Retour à la maison
32 - A bride abattue
33 - Sur la tombe