14 - Déplaisante missionLes quatre mousquetaires s’assirent dans le bureau de
monsieur de Tréville.
Aramis et Athos avaient pris soin de se placer chacun à une
extrémité de la pièce.
D’Artagnan et Porthos avaient informé le capitaine
de leur hostilité depuis que le secret d’Aramis
avait été dévoilé. Mais le
sujet qui les occupait aujourd’hui était autrement
plus important.
- Il est clair à présent que nous sommes
confrontés à une intrigue d’importance,
commença Tréville. Dans l’espoir
d’arracher le trône de France à son
frère, Gaston d’Orléans est en train de
pousser le duc de Montmorency à proclamer la
sécession du Languedoc. Avec l’argent
détourné dans les caisses de l’Etat,
ils sont en train de monter une armée de mercenaires
à travers tout le sud-ouest… Nous risquons une
guerre civile ! D’autant plus que le Languedoc est
à la frontière avec
l’Espagne ! Une alliance entre le duc de Montmorency
et les Espagnols serait funeste pour la France !
- Que pouvons-nous faire, capitaine ? demanda Athos. Nous
sommes de brillants mousquetaires mais nous ne pouvons combattre une
armée. L’expédition en Touraine a
été un fiasco et nous ne devons pas sous-estimer
notre ennemi.
- Il est évident que je ne vous demande pas de combattre
l’armée de Montmorency. Sa Majesté
prépare son armée... Non, votre mission est toute
autre. Vous n’avez encore jamais fait cela mais je ne
trouverai personne en France de plus compétent que vous
quatre. Il vous faut vous introduire à la cour de Toulouse
et m’informer de la préparation des
troupes… Si possible, vous essayerez de dissuader le duc de
Montmorency de cette entreprise… Je connais bien Henri de
Montmorency, j’ai déjà combattu
à ses côtés.
C’était un sujet loyal de Sa Majesté.
Je ne sais comment Gaston d’Orléans a
réussi à l’entraîner sur les
routes de la félonie. Selon ce que nous a raconté
D’Artagnan, c’est sa maîtresse, la
marquise de Coulanges qui, à la solde du prince, a obscurci
son esprit. Montmorency pense ne s’opposer
qu’à Richelieu alors qu’il
défie le roi. Mais tant que la sécession du
Languedoc n’est pas déclarée, il
n’est pas encore trop tard pour le ramener sur la voie de la
loyauté. Cela éviterait beaucoup de sang
versé et la France n’a pas besoin que ses enfants
s’entretuent à nouveau.
- Je ne comprends pas ce que vous attendez de nous, capitaine, dit
D’Artagnan. Voulez-vous que nous jouions les espions
à la cour du Languedoc ? Quatre hommes sortis de
nulle part paraîtront immédiatement suspects.
Un large sourire se dessina sur le visage du capitaine.
- Effectivement, c’est pourquoi ce ne sont pas quatre hommes
qui vont s’introduire à la cour de Montmorency
mais un couple d’aristocrates et leurs gens.
Quatre paires d’yeux
s’écarquillèrent face au capitaine.
- Pardon ? bafouilla Porthos.
- Oui, un jeune comte revenu de l’étranger et
hostile à la politique royale et sa charmante
épouse.
- NON !
Cela avait jailli comme un cri des lèvres tremblantes
d’Aramis. Ses yeux exorbités semblaient
dévorer son visage livide. Elle était
pétrifiée mais déjà ses
poings se serraient de colère.
- C’est le déguisement idéal. Personne
ne soupçonnera des mousquetaires dans un jeune couple.
- Je refuse de jouer les comtesses !
- Vous n’avez pas à refuser, Aramis !
rétorqua Tréville d’un ton cassant.
Vous avez voulu être un mousquetaire, vous
l’êtes. Maintenant, il vous faut vous comporter
comme un soldat et obéir aux ordres de votre
supérieur.
- Un soldat ne porte pas de jupons !
- Cela suffit ! Ce n’est pas comme si vous
n’aviez jamais porté de robe. Maintenant que vos
amis savent la vérité, je ne vois pas pourquoi
nous n’utiliserions pas votre véritable
identité. N’oubliez pas que j’ai pris de
gros risques en vous acceptant comme mousquetaire !
Elle baissa la tête l’air totalement abattue.
- Pourquoi moi ?
- A qui d’autre pourrions-nous confier ce
rôle ? Vous êtes la seule femme de
confiance à savoir assez bien vous défendre pour
accomplir une telle mission. Nous ne pouvons pas demander à
mademoiselle Constance ou à madame
Hélène de tenir un tel rôle.
- Je ne saurais pas me comporter comme une comtesse, insista-t-elle.
- Ne vous inquiétez pas ! Vous aurez à
vos côtés une femme du monde qui vous
aidera… Hélène Rigaud a
accepté de vous accompagner en se cachant sous les traits de
votre suivante.
- Je suppose que je n’ai pas le choix, dit-elle en
enfouissant son visage dans ses mains.
Elle semblait désespérée. Pourquoi
l’idée de s’habiller et de se comporter
comme une femme alors qu’elle en était une la
mettait-elle dans un tel état ?
- Et qui sera mon époux bien-aimé ?
demanda-t-elle en écartant les mèches de cheveux
qui avaient recouvert son visage.
- Athos.
Un juron s’échappa simultanément des
lèvres des deux mousquetaires.
- Pourquoi Athos ?
- Sans vouloir vexer D’Artagnan ou Porthos, c’est
le plus à même de passer pour un gentilhomme de
haute lignée. Il est élégant, calme,
cultivé…
Aramis grimaça.
- Je ne veux pas passer pour la femme d’Athos.
- Vous imaginer comme mon épouse me
déplaît tout autant, répliqua-t-il avec
une moue dégoûtée. Mais il nous faut
bien servir la France… A moins que vous ne vous sentiez pas
à la hauteur de la tâche ?
- Ne vous inquiétez pas ! répondit-elle
sèchement. Je suis prête à bien des
abominations pour mon pays… du moment qu’on me
dispense du devoir conjugal !
- N’ayez crainte, je n’ai nul désir de
vous l’imposer !
- Taisez-vous ! s’écria le capitaine
excédé. Vous êtes dans mon bureau alors
cessez de vous battre comme des chiffonniers ! Si vous vous
comportez ainsi à Toulouse, personne ne doutera que vous
êtes un couple marié depuis de très
nombreuses années !
Athos et Aramis rougirent violemment tandis que Porthos et
D’Artagnan devaient contenir un rire nerveux.
- D’Artagnan passera pour le valet du comte et Porthos jouera
les cochers. Vous serez cinq avec Hélène.
- Mais peut-on facilement se faire passer pour un comte ?
C’est un titre important, tout de même,
s’étonna D’Artagnan.
- Le titre est réel, dit Tréville. Le vrai comte
est tout à fait fiable et ne discutera pas son titre durant
le temps de la mission.
- Mais n’y a-t-il personne qui puisse connaître le
véritable comte à la cour de Toulouse ?
demanda D’Artagnan.
- Ne vous inquiétez pas, le comte vit très
isolé depuis de nombreuses années.
- Quels noms allons-nous prendre ? demanda Aramis.
- Vous serez le comte et la comtesse de La Fère…
Olivier et Renée de Bragelonne de La Fère.
- Pourquoi Renée ?
- Faut-il que vous discutiez tout ? C’est un nom que
vous n’aurez aucune difficulté à
retenir ! Aller disposez maintenant, vous partez dans deux
jours !
- Qui est au courant de cette mission ? insista Aramis
très préoccupée.
- Uniquement le roi, qui ne connaît pas les
détails, et un de mes anciens compagnons d’armes,
un Toulousain qui vous épaulera sur place. C’est
un homme totalement fiable à qui je confierais ma vie sans
hésiter, n’ayez crainte, fit le capitaine
d’une voix rassurante. Allez vous préparer
à présent.
Alors que les mousquetaires sortaient du bureau du capitaine, Athos
demeurait pensif. Aucun de ses compagnons n’avait
remarqué qu’il s’était
figé un instant à
l’énoncé du nom qu’il devait
adopter… Seule Aramis le connaissait assez pour percevoir ce
sentiment fugace qui l’avait troublé, mais elle
était elle-même bien trop
préoccupée par cette mission pour le voir.
Quand les trois autres furent dehors, il referma la porte et
s’y adossa les bras croisés, présentant
un visage farouche à son supérieur.
- Je trouve votre sens de l’humour pour le moins douteux,
capitaine, dit-il d’une voix sombre.
- De quoi parlez-vous, Athos ? répondit
Tréville impassible.
- Le comte Olivier de La Fère.
- Qu’y a-t-il ? Ce nom vous trouble-t-il ?
Je pensais que votre esprit supérieur
apprécierait une idée aussi brillante :
envoyer le véritable comte de La Fère
accompagné d’une charmante aristocrate
à la cour du Languedoc. Quel meilleur déguisement
que votre véritable identité ?
Le capitaine n’avait tort mais ce nom enterré
depuis plus de dix ans dans son passé résonnait
trop amèrement dans le cœur d’Athos pour
qu’il le reconnaisse.
- Une idée absurde digne d’un homme qui a
accepté une femme comme mousquetaire, cracha-t-il avec
mépris.
Le capitaine tapa violemment du poing sur son bureau.
- Il suffit, Athos ! Vous avez toujours
été le mousquetaire le plus raisonnable et le
plus sensé de la compagnie alors reprenez-vous, bon
sang ! Vous vous comportez comme un enfant stupide et
insupportable !
Son visage était sévère et son regard
excédé.
- Cette femme que vous semblez avoir tant de mal accepter est un
excellent mousquetaire, et vous le savez ! Pourquoi aurais-je
privé la compagnie d’un des meilleurs soldats de
France ? Croyez-vous que j’aurais pris de tels
risques si elle n’en était pas digne ?
C’est un des êtres les plus courageux que je
connaisse et elle vous a bien des fois sauvé la vie ces
dernières années, alors cessez de lui cracher
à la figure comme vous le faites !
- Désolé, capitaine, fit Athos avec
entêtement. Je peux accepter de combattre au
côté de cette créature mais ne me
demandez de le faire avec plaisir.
Sans un mot de plus, il sortit.
Quelques instants plus tôt, ses compagnons
réalisaient avec étonnement qu’Athos
était resté seul avec le capitaine.
- Il veut peut-être demander une nouvelle épouse,
hasarda Porthos en souriant.
Aramis répondit à sa plaisanterie par un regard
irrité.
- Vous pourriez prendre ma place, Porthos ! Après
tout, Athos aime les brunes pulpeuses !
Pendant un court instant, D’Artagnan eut
l’impression qu’elle était
vexée.
- Allons Aramis, ne soyez pas si maussade, dit-il. Cette mission
n’est pas si terrible.
- Allez jouer les comtesses à ma place dans ce cas !
Sur ces mots, elle disparut dans les escaliers… Etaient-ce
ses disputes avec Athos ou l’idée de
s’habiller en femme qui rendaient son humeur aussi
exécrable ?
- Cette mission va être longue… soupira Porthos.
J’espère que cette fois-ci, nous pourrons profiter
de la gastronomie locale. Si je reviens de Toulouse sans avoir
mangé au moins un cassoulet, je
démissionne !
- Heureusement que vous êtes là Porthos. Vous
êtes plus sensé que ces deux idiots.
- Vous aurez mis du temps à vous en rendre compte,
D’Artagnan. |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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