13 - Retour à ParisD’Artagnan fut désagréablement
interrompu au milieu d’un rêve délicieux
où il épousait Constance par Rossinante qui
dès les premières heures de l’aube
entreprit de lui lécher le visage consciencieusement.
Il ne fut pas long à réaliser que la nuit
n’avait pas du tout assaini les tensions entre Athos et
Aramis. Elle descendait juste de son cheval chargé de
victuailles qu’elle avait dû trouver dans un des
villages voisins à la grande joie de Porthos. Athos se mit
aussitôt à protester :
- Nous n’avons guère le temps de ripailler, il
nous faut rejoindre Paris au plus vite !
- Nous n’avons quasiment rien mangé depuis deux
jours, répliqua-t-elle sèchement. Porthos a
été blessé, il a besoin de
manger ! A moins que vous ne préféreriez
qu’il tombe d’inanition ?
- Quelle bêtise de courir la campagne pour chercher de la
nourriture ! Vous auriez pu vous faire attaquer !
- Je sais très bien me défendre, merci !
- Taisez-vous et mangez ! les interrompit Porthos un peu
déconcerté de devoir jouer les gendarmes entre
ces deux amis.
Ils s’exécutèrent mais leurs visages
demeuraient fermés et leurs regards farouches.
D’Artagnan remarqua alors le large hématome sur la
joue d’Athos. Il n’était pas difficile
d’en deviner l’auteur…
Avec Porthos, il eut toutes les peines du monde à maintenir
un semblant de bonne humeur sur le trajet. Aramis et Athos
évitaient tous deux de se regarder et parlaient fort peu,
mais leur hostilité était manifeste.
C’est avec soulagement que D’Artagnan passa les
portes de Paris. Aussitôt, Aramis éperonna sa
jument blanche et prenant la direction opposée à
celle de ses camarades, elle déclara :
- Inutile d’être à quatre pour escorter
ce félon et faire notre rapport au capitaine ! Je
vais chez Rochefort voir Hélène.
Avant que ses compagnons aient pu réagir, elle avait disparu
au galop.
- Puisque c’est ainsi, je vais me coucher !
répliqua Athos en disparaissant à son tour,
laissant ses deux amis interloqués.
- Je ne savais pas que les mousquetaires se conduisaient comme des
enfants gâtés et capricieux, déclara le
fermier général d’un air hautain. Sans
doute ne faut-il pas espérer mieux d’une compagnie
qui accepte des donzelles en son sein !
Porthos sauta aussitôt sur l’homme et le jeta sur
le sol.
- Si vous dites encore un mot sur Aramis, grâce royale ou
pas, je vous tordrai le cou comme un poulet !
A son expression assassine, il était clair qu’il
n’hésiterait pas un instant.
Quand il fut calmé, D’Artagnan lui
murmura :
- Malheureusement, il n’a pas tort. Je n’ai jamais
vu Athos et Aramis se conduire de façon aussi
puérile.
- Ils se ressemblent trop, répondit Porthos d’un
air pensif. Sous leurs airs posés et raisonnables, ce sont
deux têtes de bois fières et butées.
Ils seraient capables de s’entretuer plutôt que de
paraître fléchir devant
l’autre… Quels imbéciles !
D’Artagnan réalisa alors qu’il avait
trop souvent négligé le jugement de Porthos qui
connaissait bien mieux leurs deux amis qu’il ne
l’aurait cru.
Sur ces paroles, ils se dirigèrent vers la
résidence du capitaine de Tréville afin de lui
exposer tous les événements des derniers jours.
Le capitaine accorda quelques jours de congés aux quatre
mousquetaires. La mission avait été un
échec. Seule l’intervention de
D’Artagnan avait évité le
désastre, mais ils n’avaient pu empêcher
que l’argent détourné par Gaston
d’Orléans ne parte pour Toulouse où
Montmorency montait une armée de mercenaires contre Sa
Majesté. La capture du fermier général
était une bien piètre consolation et
Tréville savait que le plus gros restait à faire.
Aussi, un peu de repos ne ferait pas de mal à ses hommes
avant de repartir. Et il avait besoin d’un peu de temps pour
organiser leur nouvelle mission… sans doute la plus
audacieuse qu’il ait jamais imaginée.
D’Artagnan profita de ces quelques jours pour retrouver sa
chère Constance que la reine libéra pour
l’occasion. Après ces semaines loin l’un
de l’autre, leur amour n’avait pas souffert de
cette séparation. Au contraire, il n’en
était que plus profond. Ils passèrent de longues
heures à marcher dans les rues de Paris en ne voyant rien de
la capitale tant ils restaient perdus dans le visage de
l’autre. D’Artagnan brûlait de lui faire
sa déclaration. Chaque jour, il était plus
sûr de ses sentiments. Il voulait épouser
Constance. Il voulait passer tous ses jours et toutes ses nuits aux
côtés de cette pure et courageuse jeune fille qui
avait ouvert son cœur… Seules les manigances du
duc d’Orléans ternissaient son bonheur. Pouvait-il
demander à Constance de devenir sa femme alors
qu’il allait partir pour une périlleuse
mission ? Pouvait-il risquer d’en faire une veuve
avant même la noce ?
Une semaine après leur retour, le capitaine de
Tréville les avait tous les quatre convoqués dans
son bureau. D’Artagnan décida d’aller
auparavant chez Aramis pour s’y rendre avec elle…
Il avait besoin de parler à quelqu’un qui soit
à la fois une femme et un ami.
Elle n’avait quasiment pas revu Athos depuis leur retour. Ils
s’évitaient ostensiblement au désespoir
de Porthos qui se sentait tiraillé entre ses deux amis et
les mets les plus délicieux perdaient un peu de leur saveur.
D’Artagnan, tout à son amour, n’avait
guère pensé à ses amis ses derniers
jours, réalisait-il avec honte en frappant à la
porte d’Aramis.
Le visage de la jeune femme s’éclaira quand elle
vit le jeune Gascon.
- Que faites-vous là D’Artagnan ?
demanda-t-elle d’un ton signifiant que cette visite ne la
dérangeait pas le moins du monde.
- J’avais envie de parler avec vous avant d’aller
voir le capitaine.
Elle lui répondit d’un sourire
affectueux… D’Artagnan n’avait encore
jamais remarqué à quel point son sourire
était doux et féminin. Maintenant qu’il
y pensait, elle avait parfois des attitudes si maternelles avec lui.
Elle ne devait même pas s’en rendre compte sinon
elle aurait sans doute essayé de paraître plus
dure… D’Artagnan se jura de n’en rien
faire remarquer.
- Allons-y, dit-elle après avoir achevé de se
préparer.
La jument d’Aramis était restée dans
les écuries de la compagnie tandis que Rossinante se
reposait chez Monsieur Bonacieux. Les deux mousquetaires
allèrent chez monsieur de Tréville en
traînant à travers les rues animées de
Paris.
- Je veux demander à Constance de
m’épouser, souffla D’Artagnan en fixant
ses bottes d’un air gêné.
Aramis s’arrêta aussitôt et se tournant
vers lui, remonta doucement le menton du jeune Gascon d’un
geste de la main. Elle posait sur lui un regard chaud.
- Si vous êtes si timide avec moi, je suppose que vous
n’osez pas faire votre demande à
l’élue de votre cœur.
Il rougissait.
- Je ne sais comment le lui dire… Comprenez-moi, je risque
ma vie tous les jours. Ai-je le droit de lui demander de partager une
vie qui peut s’achever à tout moment ?
Les grands yeux bleus d’Aramis
s’embrumèrent légèrement et
D’Artagnan s’en voulut d’avoir
évoqué ce sujet qui devait résonner si
douloureusement pour la jeune femme. Mieux que quiconque, elle
connaissait la douleur d’une femme qui perd l’amour
de sa vie. Certes, elle était la plus à
même de lui répondre, mais
c’était si cruel de sa part d’avoir
abordé ce sujet avec elle.
- D’Artagnan, avez-vous le droit de laisser la femme que vous
aimez plus que tout au monde ignorer la force de votre amour alors que
vous ne serez peut-être plus là pour le lui dire
demain ? lui répondit-elle avec un regard intense.
Une grande agitation régnait dans la rue où se
mêlaient marchands, bourgeois, et gens du peuple.
D’Artagnan ne remarquait plus rien,
magnétisé par le visage de son amie
qu’il lui semblait voir pour la première fois.
- Il y a beaucoup de choses en ce monde qui méritent
qu’on meure pour elles : l’honneur,
l’amitié et même la vengeance. Mais
s’il est facile de trouver des raisons de mourir, les
sentiments qui nous apportent une raison de vivre sont bien plus rares.
L’amour est un sentiment précieux,
D’Artagnan, un cadeau du ciel… Croyez-vous que je
regrette d’avoir connu François ?
continua-t-elle d’une voix émue. Sa perte a
été la pire douleur de ma vie pourtant pas un
seul instant je ne regrette la flamme qu’il a
allumée en moi. Sans lui, j’aurais sans doute une
vie plus conventionnelle mais ce serait une vie vide et terne. Quelle
femme est Constance ? Pensez-vous qu’elle puisse
vivre sans l’ardeur et la passion d’un amour
partagé ? Si vous le pensez, je crains que vous ne
l’aimiez guère. Sinon, vous n’avez pas
le droit d’hésiter.
Jamais Aramis ne lui avait semblé si féminine.
D’Artagnan entrevoyait de plus en plus clairement la femme
ardente et passionnée qui se dissimulait sous
l’uniforme… et son destin lui sembla
d’une injustice intolérable. Une telle femme
n’était pas faite pour la haine et la guerre. Plus
que toute autre, elle méritait d’être
aimée et heureuse.
- Vous avez raison, Aramis. Dès ce soir, je demanderais sa
main.
En guise de réponse, Aramis le pressa affectueusement contre
lui.
Ils reprirent leur chemin et D’Artagnan hasarda :
- Avez-vous parlé avec Athos depuis notre retour ?
Le visage qu’il avait vu si tendre se durcit
aussitôt. Toute sa féminité
disparaissait pour laisser place aux traits implacables du soldat.
- Non et je ne le souhaite pas.
Les sentiments avaient déserté sa voix, enfouis
sous l’armure qu’elle avait dû se
construire pour devenir Aramis.
- Vous savez pourtant qu’il le faudra.
- Je ne désire pas évoquer ce sujet,
D’Artagnan.
Sa voix ne souffrait aucune réplique. Il scruta un instant
son profil droit et régulier… Etrange comme elle
semblait virile en cet instant. C’était comme si
deux personnes cohabitaient dans le même corps.
Quelle femme fascinante et insaisissable ! |
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1 - Une proposition du capitaine 2 - La maîtresse d'Athos 3 - Corps de femme 4 - Imbroglio 5 - Blessures 6 - Lettres volées 7 - Confidences 8 - Aux portes d’Orléans 9 - Un fantôme du passé 10 - En Gascogne 11 - Contre-attaque 12 - A la lueur des flammes 13 - Retour à Paris 14 - Déplaisante mission 15 - Une raison de vivre 16 - Humiliations 17 - Préparation 18 - Bal à Toulouse 19 - L’histoire d’Olivier 20 - Un mur tombe 21 - La marquise de Coulanges 22 - Courtisans dans la forêt de Mauressac 23 - Partie de chasse 24 - Poison 25 - Sécession 26 - Au parlement de Toulouse 27 - Captifs 28 - Déroute 29 - Fuite 30 - Aveuglement 31 - Retour à la maison 32 - A bride abattue 33 - Sur la tombe
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