L'aveu d'Athos avait jeté un grand froid dans la pièce. Aramis le fixait d'un air incrédule. Porthos et D'Artagnan n'osaient pas intervenir, et retenaient leur souffle. Athos revint auprès de la table avec un air morne et se rassit en face d'Aramis qui se reprit et lui demanda :
- Comment peux-tu affirmer cela ?
- Parce que je n'en ai jamais eu.
Aramis haussa les épaules.
- Cela ne veut rien dire…
- Tu ne sais pas tout, Aramis… En vérité j'ai été marié, il y a des années, et…
- Est-ce que c'est une plaisanterie ?
Aramis n'en croyait pas ses oreilles. Comment avait-il pu leur cacher cela ?
- Laisse-moi t'expliquer… Enfin, vous expliquer à tous… Je ne suis pas vraiment le gentilhomme que vous croyez. Avant d'entrer dans la compagnie des mousquetaires, je faisais partie de la noblesse, descendant de la famille des Comtes de la Fère. J'ai été renié par la quasi-totalité de mes proches après avoir épousé une femme du peuple, une comédienne… On m'a accusé de mésalliance. Mais j'étais amoureux et l'avis des miens m'importait peu, j'étais heureux… ou du moins je croyais l'être.
Le ton d'Athos se durcissait peu à peu…
- Pendant les années où nous avons vécu ensemble, je lui ai passé tous ses caprices, j'ai dilapidé pratiquement toute ma fortune à la satisfaire… Malheureusement le ciel ne nous accordait pas la faveur d'un enfant. C'était la seule ombre à mon bonheur à cette époque… jusqu'au jour où rentrant de chasse inopinément, je l'ai surprise dans les bras d'un jeune marquis. Je l'ai répudiée sur-le-champ, et ma famille, ravie, a pu faire annuler le mariage en un rien de temps. L'absence d'héritier leur a grandement facilité la tâche. Je me suis retrouvé seul, je me suis étourdi entre les bras de femmes de mon entourage, mais je n'avais plus confiance en une seule d'entre elles…

Athos marqua une pause, il n'avait pas levé les yeux depuis le début de son récit. Cependant, à cet instant, il jeta un regard vers Aramis, pour qui les ombres restantes dans le caractère de son amant s'éclaircissaient enfin. Elle allongea le bras pour lui prendre la main et dit d'une voix douce :
- Je comprends, Athos, mais cela ne prouve rien…
- Laisse-moi finir… Quelques mois plus tard, j'ai appris que mon ancienne femme, toujours en quête d'aventures et d'argent, avait réussi à se faire épouser par son damné marquis, et portait leur premier fils. J'ai commencé à avoir des doutes, qui se sont confirmés avec le temps, car jamais une seule de mes maîtresses ne m'a donné d'enfant, bien qu'elles en aient eus par ailleurs avec d'autres hommes. Cela a fini par faire jaser les gens, je suis même devenu l'amant de prédilection de femmes mariées qui dès lors ne s'inquiétaient plus des conséquences de leurs infidélités. La situation est devenue tellement pénible que j'ai quitté mon manoir et suis venu à Paris. Pour briser tout lien avec mon passé, j'ai revendu mon domaine - ce qui m'a permis d'acquérir ma propriété de Versailles - et abandonné mon titre. Je suis rentré dans la compagnie des mousquetaires et ne l'ai plus quittée.
Athos se tut enfin. D'Artagnan hocha doucement la tête en signe de compassion.
- Diantre, les gens qui entrent chez les mousquetaires ont-ils donc toujours un passé aussi chargé ?
Aramis avait les larmes aux yeux.
- Je constate que ton passé est à peu près aussi triste que le mien, Athos.
- Tu comprends maintenant pourquoi je ne tenais pas à en parler.
Porthos approuva et sourit à Aramis :
- Voilà qui résout en grande partie votre problème, Aramis ! En vous installant dans un endroit isolé, vous pourrez vivre tranquillement sans craindre d'être découverts !
Athos eut un pauvre sourire :
- Si elle le veut encore, nous pouvons peut-être vivre heureux ainsi.
- Pourquoi ne le voudrais-je plus ? s'indigna Aramis.
- Parce qu'une femme jeune et belle ne peut s'intéresser longtemps à un homme comme moi.
Elle fronça les sourcils, et lui serra la main encore plus fort :
- Tu ne peux pas dire cela, cela me permet de concilier mon amour pour toi avec mon désir de rester dans les rangs des mousquetaires. Cela ne change rien à mes sentiments, je t'assure, et tout sera plus simple du même coup. Maintenant, quand puis-je te rejoindre à Versailles ?
Athos n'eut pas le temps de répondre, le Capitaine venait de faire irruption dans la pièce.